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appelé l’école romantique. La littérature russe lui doit la ballade allemande, dont il sut approprier les formes au génie de son pays avec une sensibilité et une douceur parfaites. Son succès fut immense, et bientôt il put voir graviter autour de lui un essaim d’imitateurs jeunes et passionnés. L’école de Joukowsky, en Russie, pourrait, dans une certaine mesure, être comparée à l’école des lakistes, en Angleterre. Elle eut sa vogue, ses admirateurs fanatiques, ses adeptes fervens, puis elle tomba dans l’oubli après avoir effleuré les limites du ridicule. L’engouement contemporain une fois épuisé, la critique resta sévère pour Joukowsky. Tout en rendant justice aux qualités incontestables de ce poète, au charme et à l’harmonie de ses vers, on lui refuse aujourd’hui l’originalité. Le jugement d’un critique contemporain est explicite à cet égard. « Comme poète original, dit M. Miloukoff dans son Histoire de la Poésie russe, Joukowsky a une valeur médiocre ; comme imitateur, il fut remarquable. » Cette opinion restreint peut-être un peu trop la part de Joukowsky dans le premier essor des lettres russes. En poussant ses contemporains à l’étude sérieuse des littératures allemande et anglaise, il exerça une salutaire influence et servit la cause du génie national plus encore que celle des modèles étrangers.

M. Batiouchkoff fait aussi partie du groupe des poètes qui appartiennent au règne de l’empereur Alexandre. Au lieu de s’adonner, comme Joukowsky, aux inspirations germaniques, il interrogea les antiques souvenirs de Rome et d’Athènes. Quelques-unes de ses compositions, telles que la Bacchante, pourraient être prises pour des inspirations retrouvées de la muse grecque.

Qu’ils dominassent l’imitation servile ainsi qu’Ozéroff, qu’ils étudiassent l’Allemagne avec Joukowsky, ou la Grèce avec Batiouchkoff, tous ces artistes de la pensée n’en étaient pas moins fidèles à un devoir commun, celui de frayer la voie à la génération plus puissante qui grandissait autour d’eux. Quand Pouchkine arriva, il résuma, il concentra en lui-même toutes ces inspirations, tous ces efforts incomplets ; il leur donna la vie et l’unité. L’époque de Pouchkine fut ainsi préparée par les nombreux poètes auxquels Karamsine avait donné l’éveil. Cependant le mouvement provoqué par Karamsine ne devait pas seulement produire les précurseurs de Pouchkine et du groupe d’ardens artistes dominé par ce poète, il devait donner aussi un précurseur à la période d’observation et d’analyse satirique dont Gogol a été le représentant et qui se continue encore de nos jours. À côté des poètes réunis autour de Karamsine grandissait un homme qui devait laisser, comme Pouchkine, un nom immortel. Il fondait laborieusement des recueils qui duraient peu, des comédies qui tombaient ; il faisait des vers, il faisait de la prose, et sa prose, comme ses vers, bien qu’encouragée par les maîtres de l’époque, qui étaient ses amis, n’indiquait encore qu’un talent secondaire. C’était cependant un grand poète, mais dont le génie endormi n’était point entré dans le courant qui devait l’emporter si rapidement hors de la foule. Nous voulons parler de Jean Andréevitch Kriloff, que la Russie ne devait pas tarder à proclamer son premier poète national.


II

Kriloff fut en effet un poète national dans l’acception la plus rigoureuse du terme ; il le fut avec toutes les qualités et toutes les faiblesses qui marquent le caractère moscovite. Les poètes que nous venons de nommer appartiennent