Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la pensée moscovite tendait à se dégager, les tentatives originales allaient succéder aux recherches laborieuses ; mais la nouvelle ère qui s’annonçait devait se partager elle-même en deux phases distinctes : le règne d’Alexandre, remarquable surtout par la diversité des tentatives qui embrassent tous les genres ; — l’époque actuelle, où le génie russe semble avoir fait son choix et vouloir concentrer ses efforts sur l’observation, sur l’étude ou la satire des mœurs nationales. Kriloff marque la transition entre ces deux périodes ; il appartient à la première par l’inquiète activité de son esprit, à la seconde par ce sentiment de la vie populaire qui s’unit chez lui à l’instinct critique et qui fait l’originalité de ses fables.


I

Un grand historien a présidé aux premières manifestations du génie russe sous le règne d’Alexandre. Nicolas Karamsine sut communiquer à ses contemporains l’activité pleine d’initiative qui le caractérisait. La prose russe, malgré les efforts de ses anciens réformateurs, était demeurée frappée de rudesse et d’obscurité. Karamsine entreprit de l’assouplir et de la rendre claire. Il y réussit. Le Journal de Moscou, qu’il publia en 1792, montra la langue de Lomonossoff tout à coup débarrassée de ces longues et flottantes périodes latines, de ces inextricables constructions germaniques qui la gênaient en l’alourdissant. Transformée sous la plume du nouvel écrivain, la prose russe devint facile, coulante et gracieuse. Cependant cette réforme, si nécessaire qu’elle fût, produisit un schisme littéraire qui divisa l’empire. Moscou, la cité ardente et novatrice, accepta le système de Karamsine, et Saint-Pétersbourg se déclara pour la vieille langue de Kantémire et de Lomonossoff. La dispute fut passionnée et se prolongea long-temps. Elle agita la littérature russe jusqu’au moment où les questions plus hautes soulevées par les tendances nouvelles des littératures européennes vinrent transformer le débat en l’élargissant.

Voilà donc le premier mouvement fécond des lettres russes : il est dû à une réforme grammaticale. La question posée par Karamsine excite les esprits, les pousse aux études sérieuses de la langue nationale, à l’examen des autres langues, aux essais de toute sorte. Karamsine vint visiter l’Europe. Son intelligence moscovite s’abreuva aux sources mêmes des littératures vivantes et s’imprégna d’idées et de couleurs nouvelles ; elle s’agrandit, et l’écrivain songea à enrichir sa patrie du résultat de ses voyages. À peine revenu en Russie, il publia une nouvelle feuille, le Courrier d’Europe, où se rallièrent les écrivains les plus connus, tous ses amis ; en même temps ses Lettres d’un Voyageur russe faisaient connaître l’Europe à ses compatriotes, en les initiant d’une manière piquante à ses mœurs, à ses lettres, à ses arts, à ses idées. D’autre part, le Panthéon des auteurs russes et le livre sur l’Antiquité de la Russie annonçaient un esprit vivement entraîné vers les recherches historiques, et faisaient pressentir le grand historien de l’empire.

Cependant l’empereur Alexandre était arrivé au trône. Ce prince, d’un caractère aimable et d’un esprit cultivé, contribua singulièrement, par ses propres penchans, à entretenir cette activité de l’intelligence nationale, La première