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elle en acquit le sentiment intime, elle ne laissa pas de se trouver quelque peu étonnée en présence de l’Europe, qui venait de lui ouvrir les trésors de sa vieille civilisation. La voilà donc obligée de se dédoubler, si l’on peut ainsi dire, forcée qu’elle est, d’un côté, d’étudier cette civilisation, ces arts encore si nouveaux pour elle ; de l’autre, de travailler à son propre développement, au développement de sa force, de son énergie intellectuelle : c’était une double action, deux efforts parallèles qui devaient naturellement commencer par se contrarier, s’affaiblir même l’un l’autre, mais qui ne pouvaient manquer néanmoins d’aboutir à un triomphe commun. Le grand objet des écrivains russes de cette première époque, leur travail en quelque sorte unique, fut de constituer une langue littéraire et poétique ; il y avait pour eux tout un chaos à débrouiller. Aussi n’est-il d’abord question que de grammaire et de prosodie : on écrit des livres pour ou contre le système syllabique, pour ou contre le slavon. Ceux-ci acceptent les mots d’origine étrangère, ceux-là les repoussent ; tous sentent le besoin d’épurer l’idiome vulgaire, le besoin d’une règle et surtout d’un modèle. Chacun des écrivains de cette époque eut plus ou moins sa part d’action sur les premiers progrès d’une littérature où tout était nouveau, à commencer par l’alphabet. Le plus célèbre, Lomonossoff, pauvre pêcheur des rives de la Mer-Blanche, eut l’honneur de débrouiller ou, si l’on veut, de créer la prose et la poésie russe. Lomonossoff, qui fut aussi un habile chimiste, devint en même temps le Malherbe et le Balzac moscovite ; mais ce fut la grammaire latine, ce fut la poétique française qu’il prit pour règle, et dont il introduisit le double système dans les lettres naissantes de son pays. Vient ensuite Soumarokoff, fécond écrivain dramatique, et le premier directeur du théâtre russe fondé à la cour de l’impératrice Elisabeth ; il étendit le système d’imitation de Lomonossoff en donnant des traductions fidèles de Racine ou de Voltaire, quelquefois même en traitant des sujets nationaux. Ses personnages russes sont taillés sur le patron des héros grecs et romains de la scène française. Des diverses littératures européennes, c’était particulièrement la nôtre que la littérature moscovite avait prise pour modèle. Sous le règne de Catherine II, les lettres russes prirent une allure toute française. Toutefois, dans ce même temps et au milieu du plus grand triomphe de la poétique étrangère, l’élément national, secondé par la souveraine même, parvenait à se faire jour. Le théâtre russe, d’abord exclusivement réservé pour les plaisirs de la cour, devint public ; des noms russes y retentirent, des drames tirés de l’histoire russe y furent représentés. Une université avait été fondée à Moscou, la ville russe par excellence, et là s’entretenaient, se nourrissaient les instincts et les sentimens nationaux. L’histoire du pays commençait à se répandre avec la pensée populaire et nationale. Derjavine, le premier poète véritable de ce pays, l’imitateur de Jean-Baptiste Rousseau, et qu’on peut à juste titre appeler lui-même le Jean-Baptiste Rousseau moscovite, Derjavine sut plus d’une fois s’élever à cette hauteur d’inspiration où toute imitation disparaît. L’accent populaire triompha parfois sur sa lyre des réminiscences latines ou françaises. Vers la Un du règne de l’impératrice Catherine et au commencement de celui d’Alexandre, l’imitation étrangère avait pris d’ailleurs un caractère plus rationnel : elle s’étendait à l’Angleterre et à l’Allemagne. En même temps, l’antiquité classique était étudiée sérieusement. Évidemment