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littéraire de leur pays. Soumise pendant plusieurs siècles aux vicissitudes les plus contraires, la Russie ne manifesta son activité morale que par des combats incessans contre les Tatars, les Livoniens et les Polonais. Après la victoire, elle descendit, il est vrai, en elle-même, interrogea son individualité et acquit le sentiment d’unité nationale qui devait la rendre si puissante, mais ce fut tout. Les murs de Kasan tombaient devant les soldats de Jean IV, et la terre de Rurick était affranchie ; plus tard, deux intrépides citoyens[1] délivraient Moscou de ses éternels ennemis, les Polonais, et le peuple russe se contentait d’aller prier dans les églises ; point d’épopée nationale, de poétiques légendes qui célébrassent ces grands exemples de courage et de patriotisme.

Il est à remarquer que, pendant les neuf premiers siècles de l’histoire moscovite, c’est-à-dire du IXe au XVIIIe, c’est à peine si quelques fragmens de chants nationaux en langue vulgaire, recueillis par la tradition, laissent entrevoir les élémens d’une ancienne littérature populaire[2]. Aussi chercherait-on en vain dans la nombreuse collection des auteurs ecclésiastiques et monastiques qui remplissent les pages des annales littéraires de la Russie quelques-uns de ces joyeux troubadours, de ces mordans trouvères, de ces chevaliers aventureux dont les chants et les récits alternent, dans notre vieille France romane, avec les accens plus austères des évêques et des abbés. En Russie, point de littérature vulgaire marchant parallèlement avec la littérature de l’église et des couvens, point de contes animés, de fougueux sirventes, de merveilleux romans chevaleresques mêlés aux instructions pastorales, aux controverses sacrées, aux chroniques verbeuses qui composent presque uniquement l’antique littérature moscovite. Un seul poème chevaleresque du XIIe siècle, les Exploits d’Igor (Slovo o poktou Igoria), retrouvé en 1796, pourrait en faire supposer d’autres demeurés inconnus.

L’époque de Pierre-le-Grand arriva. Ce prince, dont le génie n’oubliait rien, voulut aussi créer dans son empire une poésie nationale ; mais il fallait commencer par donner à la Russie un alphabet. Il en traça un de sa propre main[3]. Ce fut le point de départ ; mais si, à compter de ce moment, la langue vulgaire se sépara de la langue slavonne, spécialement consacrée a l’usage de l’église, ce ne fut pas sans en retenir nombre d’expressions qui, jointes aux emprunts faits aux langues étrangères et à certains restes du dialecte de la Russie-Blanche, formèrent un mélange confus d’élémens grossiers qu’il s’agit de coordonner et d’épurer.

Si la Russie entra avec Pierre Ier dans la plénitude de sa puissante unité, si

  1. Minime et Pojarsky, un bourgeois et un prince.
  2. Les Russes citent avec orgueil parmi leurs chroniqueurs (et ils ont raison) le moine Nestor, qui fut leur Grégoire de Tours. Il est du XIe siècle. Ils mettent aussi au rang de leurs plus respectables monumens littéraires les conseils que le grand prince Wladimir-Monomaque, contemporain de Nestor, laissa à ses enfans. C’est, en effet, un ouvrage singulièrement remarquable, si l’on pense à l’époque et au paysan il fut écrit. On ne saurait trouver sagesse plus austère, morale plus pure, philosophie plus chrétienne.
  3. C’est vers 1704 que Pierre Ier inventa les caractères russes. À cette époque, un dictionnaire fut publié à Moscou. De quarante-trois lettres qui constituaient l’alphabet slavon, neuf furent retranchées. Ce n’a été toutefois que vers 1733 qu’a été fixé l’alphabet russe dont on se sert aujourd’hui.