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un peu de poésie et beaucoup de brouillard, s’en vont par le monde débiter les fruits de leurs doctes méditations. M. de Lenz habite Saint-Pétersbourg, où il remplit les fonctions honorables de conseiller de l’empereur de Russie, ce qui ne l’empêche pas de cultiver la musique avec passion. Il a publié dans la ville qu’il habite deux volumes, Beethoven et ses trois styles[1], où il s’est proposé d’examiner les transformations successives de ce grand génie on classant chacune de ses compositions par une date précise. L’ouvrage de M. de Lenz est écrit en français, ou du moins dans un dialecte composite qui a beaucoup d’analogie avec la langue que s’est créée M. Liszt. Ce n’est pas le seul rapport qui existe entre M. de Lenz et le célèbre virtuose, car ils professent tous les deux une vive admiration pour notre compatriote M. Berlioz. Sans doute il n’est pas facile de s’expliquer comment un esprit aussi cultivé que M. de Lenz, qui connaît à fond les œuvres des grands maîtres, qui aime Haydn, adore Mozart et qui proclame Beethoven le roi de la musique instrumentale, a pu prendre au sérieux ce qu’on appelle les symphonies de M. Berlioz ; mais les contradictions abondent dans l’ouvrage du savant docteur, et l’on perdrait sa peine à vouloir y trouver une doctrine, dégagée de tout faux alliage. Ce qu’on peut dire de mieux pour expliquer et pour excuser en partie les nombreuses contradictions de M. de Lenz, c’est qu’il a habité Paris dans un temps où MM. Berlioz et Liszt y passaient pour de grands hommes et s’embrassaient publiquement comme deux preux chevaliers à la veillée des armes. M. de Lenz, qui a beaucoup d’imagination et l’ame tendre, est resté fidèle à ces souvenirs, et voilà pourquoi sans doute il mêle et confond dans son livre le vil plomb avec l’or pur. Ce n’est pas que M. de Lenz manque d’esprit ; au contraire, il en a beaucoup, il en a même trop, puisqu’il en prête aux autres, et qu’il a la générosité de trouver des idées profondes et nouvelles dans une creuse divagation qui a été publiée à Paris, il y a deux ans, sous le titre prétentieux : la Foi nouvelle cherchée dans l’art, de Rembrandt à Beethoven ! Nous conseillons à M. de Lenz d’être à l’avenir plus réservé dans les jugemens qu’il porte sur les livres qui se publient à Paris et sur les qualités de style qui constituent en France un écrivain. Il y a des matières délicates où l’érudition n’a que faire et où le bon sens et le bon goût ont seuls droit de critique.

M. de Lenz admire Beethoven, et cela n’a rien de bien étonnant ; mais il admire tout dans Beethoven, le bien comme le mal, les grandes beautés de son œuvre ainsi que les singularités systématiques qui caractérisent la plupart de ses dernières compositions. On voit que M. de Lenz a la passion exclusive et l’intolérance d’un commentateur. Il se ravise pourtant quelquefois, et trouve que dans les productions qui appartiennent à la troisième manière de Beethoven on sent comme un immense désir qu’éprouve l’artiste de se surpasser, qu’on remarque l’emploi de tonaUtés peu usitées, un plus grand nombre de transitions, des combinaisons étranges et des idées qui semblent s’exclure. L’intérêt répandu dans les épisodes l’emporte désormais sur la grandeur de l’idée première. La clarté des premières œuvres n’existe

  1. 2 vol. in-8o, Saint-Pétersbourg, 1852.