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lentement, le menton incliné sur sa poitrine. Elle n’avait plus ses seaux de cuivre et paraissait fatiguée du travail de la journée. Son air abattu et découragé m’inquiéta. Je m’approchai tout près d’elle pour savoir où elle allait, car Venise, avec ses quatre cents ponts, ses détours infinis, ses rues étroites et ses recoins, semble bâtie exprès pour dérouter l’indiscret à la poursuite d’une femme. Digia me conduisit dans la Frezzaria, d’où elle sortit pour passer devant la petite église de San-Fantino. Elle arriva au bord du grand canal, qu’elle traversa au traghetto Saint-Samuel. Pour ne point la perdre de vue, je me jetai dans une gondole et je passai le grand canal au même traghetto. Sur la rive opposée, lorsqu’elle eut payé un sou au passeur, elle tourna dans une petite rue au bout de laquelle était un rio dont l’eau était claire et profonde. Je me retirai sous un portique pour l’observer sans qu’elle pût me voir. Digia resta long-temps immobile ; elle chantait à demi-voix une chanson populaire où les rimes en sdrucciolo revenaient fréquemment, selon le mode vénitien. Je distinguai ces paroles du refrain : « Aqua bela, dolce e tiepida… - belle eau douce et tiède, — celui qui n’a plus d’illusions - trouve encore un lit pour rêver - dans ta robe verte et l’impide[1]. » L’idée me vint que ce chant pouvait être le prélude d’une tentative de suicide. Je sortis de ma cachette. La Pagota ne m’entendit pas. Je fus obligé de lui poser la main sur l’épaule pour la tirer de sa rêverie.

— Digia, lui dis-je, la robe verte de la lagune n’est pas un lit de mort pour une fille chrétienne comme vous.

— Pourquoi ? me répondit-elle avec exaltation. L’eau me connaît bien ; j’y ai vécu et j’y mourrai. La lagune m’attire pour me bercer dans son sein.

— Dites plutôt que le chagrin vous pousse, Digia. La vie ne vous a pas été donnée à la condition qu’elle serait toujours heureuse et facile. Vous devez accepter le mal comme le bien jusqu’au terme fixé. D’où vient votre désespoir ? Est-ce de l’infidélité de votre amant ? Vous l’aimez donc, tout infidèle qu’il est ? Que ne lui pardonnez-vous alors ? Marco se repent de sa faute. Il a reçu une leçon dont il profitera ; vous aurez en lui un bon mari. Laissez-moi le soin de l’amener à vos pieds.

— Jamais ! dit la Pagota en se relevant. Ce sont les Vénitiennes intrigantes et rusées qui pardonnent des infidélités à charge de revanche. Moi, je suis de Pago ; je n’ai pas besoin d’indulgence et je ne pardonne pas. Dites à ce traître qu’il ne me reverra jamais.

  1. En dialecte vénitien, les poètes font rimer ensemble tous les sdruccioli, c’est-à-dire les mots où l’accent est placé sur la syllabe anté-pénultième. Cette singulière règle de prosodie produit des effets très gracieux. Pour choisir un exemple parmi les mots connus des Parisiens, Cenerentola et Semiramide, qui sont des sdruccioli, riment ensemble à Venise.