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personne qui ait de l’autorité sur ce nicolollo. Depuis un mois, votre gondolier me fait la cour…

— Vous l’avez voulu, interrompit Marco.

— Oui, je l’ai voulu, perfide ! reprit la Muranelle, parce que j’ignorais que tu avais une maîtresse, une fiancée ; mais, toi, lu le savais bien. Tout à l’heure je viens d’apprendre que cette fiancée arrive de Pago pour t’épouser, et l’on me dit cela quand j’ai pris l’habitude de t’écouter, et que mon pauvre cœur n’a plus ni force ni courage. Il faut pourtant opter entre la Pagola et moi ; j’espère encore que tu me choisiras, et vous, seigneur français, intercédez pour moi, et donnez l’ordre à votre serviteur de m’aimer, comme il le doit.

— Mon enfant, répondis-je, la conduite de Marco est abominable ; mais on n’aime point les gens par ordre. Tout ce que je puis faire, c’est de commander à ce libertin d’opter à l’instant. Malgré l’engagement sérieux qu’il a pris avec la Pagota, s’il se prononce en votre faveur, il vous épousera.

— Nenni ! excellence, dit Marco sans s’émouvoir, je ne l’épouserai point. La toza ferait une maîtresse gentille, amusante et coquette ; pour une femme, il est besoin de qualités plus solides. C’est Digia que je prendrai.

Les yeux de la jeune fille lancèrent des feux rouges ; elle frappa du pied en s’écriant d’une voix rauque : — Tu épouseras donc une fille borgne et défigurée, car je lui arracherai un œil pour te le jeter à la face.

L’expression de la férocité ne dura qu’un moment sur le visage de madone de la Muranelle. La rougeur de la honte lui monta jusqu’au front ; ses lèvres tremblèrent, et comme elle sentit que l’éruption des larmes allait éclater, elle sortit précipitamment. Je m’attendais à pareille scène avec Digia, et je commençais à regretter mon intérêt mal placé pour les amours d’un mauvais garnement ; mais la Pagota ne se montra point. Trois jours s’écoulèrent sans qu’on pût découvrir où elle était. On ne l’avait pas vue à son ancien domicile, et les petites porteuses d’eau ne savaient pas même qu’elle fût à Venise. Elle reparut enfin le quatrième jour dans la cour du palais ducal, où elle puisa de l’eau pour servir ses cliens. Coletto me vint annoncer qu’il l’avait rencontrée toujours courant, mais qu’elle n’avait pas daigné le reconnaître. Marco s’était mis sur son passage et n’avait pas eu plus de succès ; elle l’avait repoussé de la main et s’était enfuie au galop, en lui criant de loin qu’il se trompait et qu’il prenait une Pagota pour une Muranelle. Lorsque Marco, l’oreille basse, me demanda conseil, je l’envoyai à tous les diables, en lui disant, que je ne voulais plus me mêler de ses affaires, et que je l’exhortais à réfléchir sur la sagesse des proverbes français.

Un soir, après le dîner, j’aperçus dans la rue Digia, qui marchait