— Eh bien, mon brave, partons-nous’ ? dit l’ingénieur au pilote.
— Je suis à vos ordres, excellence, répondit le vieux marin.
— Tu n’auras point peur des esprits, et le cœur, la main et les yeux ne broncheront point ?
— Non plus que si j’étais de bronze, monseigneur.
— Allons, Digia, prends ton bagage, embrasse tes parens, et vous, Dolomir, donnez votre bénédiction à cette aimable enfant.
Après la cérémonie des embrassemens et de la bénédiction, l’ingénieur s’empara du bras de la jeune fille et partit en avant, suivi des deux vieillards aux costumes orientaux. Le vent soufflait avec violence ; la mer moutonnait, et le ciel chargé de nuages avait un aspect sombre et menaçant. On ne voyait pas une voile dans le détroit ; mais l’équipage albanais, n’étant point de la paroisse, avait d’autres superstitions que celles de Pago, Le petit navire était neuf et bien construit. Le pilote se mit à la barre avec confiance. Le brigantin déploya ses ailes blanches, sortit du port et gagna le milieu du canal en bondissant sur les vagues. Dolomir et sa femme, assis sur une pierre, le virent manœuvrer avec précision ; bientôt il franchit le passage le plus dangereux et laissa derrière lui les écueils. Les deux bonnes gens rentrèrent au logis en soupirant, et l’orgueilleux Knapen, qui ne voulait pas montrer son dépit, erra sur les terrains nus des salines pour y pleurer sans témoins.
Aux nuits brûlantes de la canicule avaient succédé les nuits tempérées de septembre, lorsque je retrouvai l’ingénieur assis un soir, à sa place accoutumée, devant le café Florian. Je le savais ennemi des écritures inutiles aussi bien que des paroles en l’air ; c’est pourquoi je ne m’étonnais point de n’avoir reçu aucune lettre de lui. Sans attendre mes questions, il s’empressa de m’annoncer que Digia était à Venise, et puis il me raconta tous les détails de son expédition. Dans la crainte que Marco, avec son incorrigible légèreté, ne fût pas convenablement préparé au retour de sa maîtresse, je voulus l’en avertir. En sortant, je lui avais donné rendez-vous à la rive de la Piazzetta. Je l’y cherchai à dix heures du soir ; point de Marco. Je revins à onze heures ; point de gondole. Le drôle, habitué à de longues lacunes dans son service, avait profité de mon peu d’exigence pour mener deux Anglais au couvent des Arméniens, et de là au Lido. Coletto et lui me vinrent conter le lendemain l’histoire d’un prétendu accident beaucoup trop riche en invention pour être vraisemblable. J’abrégeais mes reproches pour arriver à la nouvelle du retour de Digia, lorsqu’on frappa doucement à ma porte. Marco ouvrit et se trouva nez à nez avec la belle Muranelle. La jeune fille s’avança au milieu de la chambre et me fit une révérence en écartant le grand voile qui enveloppait son visage.
— Pardonnez-moi, me dit-elle avec pétulance ; de venir importuner votre seigneurie si matin ; mais il faut absolument que je parle à une