— Quand on eut servi le dessert, poursuivit le narrateur, l’étranger prit une grosse pomme et l’enveloppa, comme ceci, dans sa serviette ; puis il saisit un couteau bien aiguisé, qu’il leva en l’air en disant au pilote : « Si je viens à bout de couper cette pomme jusqu’au cœur d’un seul coup, à travers la serviette, sans entamer le linge, croiras-tu encore que les malins de la côte puissent noyer aisément un homme de mon espèce ? » Le pilote jura par toute sorte d’images, objets de son adoration, qu’il partirait, si le seigneur étranger accomplissait ce miracle. Il n’était qu’à moitié de ses bavardages superstitieux, lorsque le voyageur laissa retomber le couteau en frappant de toutes ses forces. La lame pénétra jusqu’au cœur de la pomme ; mais, en la retirant, il se trouva que la serviette n’était pas le moins du monde entamée, ce qui assurément tenait du prodige.
L’ingénieur français, comme pour joindre la démonstration au récit, avait enveloppé la pomme dans la serviette et frappé fortement avec le couteau. Dolomir vit la lame pénétrer au cœur du fruit, et il s’écria que son linge était perdu ; mais l’ingénieur retira le couteau, et montra la serviette parfaitement intacte, au grand ébahissement de la compagnie. Ce tour d’adresse, fort simple quand on le sait faire, était inconnu à Pago. Les témoins, ne doutant plus que ce Français endiablé n’eût le pouvoir de traiter les esprits de la tempête comme des valets, se demandaient si leur hôte était un sorcier ou le diable lui-même. Le vieux Dalmate regardait de travers ce convive étrange, qui savourait d’un air innocent et sensuel la pomme coupée par l’entremise des esprits. Le seigneur albanais, doué d’une imagination moins impressionnable, bien qu’il ne connût point le tour, comprit que ce devait être un escamotage ; mais il feignit une surprise extrême. — À présent, dit-il, je ne vois plus ce qui peut nous retenir dans ce port ; mon brigantin ne risque rien. Si le pilote hésite encore, nous partirons sans lui. Le seigneur français tiendra la barre du gouvernail ; plût au ciel que j’eusse toujours un timonier comme lui !
— Vous avez la foi ! dit Knapen, qui avait remarqué un léger sourire sur les lèvres de l’Albanais. Peut-être suis-je capable aussi de vous mener à Fiume sans avoir jamais tenu la barre. Attendez seulement que je coupe une autre pomme de la même façon que monsieur ; si je réussis, vous me donnerez le gouvernail, et je vous promets que nous périrons ensemble.
Le Croate prit une pomme qu’il enveloppa dans le coin d’une serviette. Le Français, en regardant ces préparatifs, déguisait sous un air narquois une inquiétude dont il ne pouvait se défendre ; mais Knapen n’eut pas le soin de laisser au linge la liberté de se détendre et d’entrer dans la coupure avec la lame ; en outre il frappa obliquement, et il fit une large blessure à la serviette, ce qui excita la gaieté de toute l’assistance, à l’exception du père Dolomir.