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pas sortir du détroit. Asseyez-vous là, mon brave, et buvez d’abord un verre de vin. Si l’on vous offrait le double du prix ordinaire pour franchir la pointe de l’île, que penseriez-vous du vent contraire et des écueils ? Réfléchissez un moment.

— J’ai bien du regret de vous refuser, monseigneur, répondit le vieux marin ; nous gagnons si peu ! mais la mer est la maîtresse, et nous ne commandons pas au vent.

— Diable ! puisque le verre de vin et la double paie n’adoucissent point la fureur des vagues, je vois que cela est sérieux ; et combien de temps durera ce vent contraire ?

— Trois jours et trois nuits, excellence, sans interruption aucune.

— C’est comme dans notre canal de Brazza, dit le Dalmate.

— Tout-à-fait de même, reprit le pilote. L’île de Brazza forme un détroit semblable à celui de Pago.

— Mais on peut doubler la pointe de Brazza par tous les temps avec un bon brigantin et un pilote de sang-froid.

— Sans doute, excellence, et, pour sortir du canal de Pago, c’est encore la même chose. Assurez-moi que les esprits malins, déchaînés par ce maudit vent de biais, ne me troubleront ni la vue ni le cœur : je vous tiendrai au beau milieu de la passe sans broncher ; mais voilà où est la difficulté. S’il prend fantaisie aux démons de nous briser, je verrai de travers, le cœur me manquera, et adieu la compagnie !

— Nous partirons, dit l’ingénieur. Écoute-moi, mon brave, et bois un second verre de vin. — Je suis d’une province de France qu’on appelle la Vendée. Il y avait une fois dans un petit port de mon pays un étranger qui voulait s’embarquer par un temps affreux, et sortir du bras de mer que forme l’île de Ré avec le continent. C’était le soir. On. voyait une multitude de phares allumés sur des pointes de rocher pour avertir les navigateurs qu’une mort certaine les attendait au pied de ces écueils, où se brisaient les vagues de l’Océan plus hautes que des montagnes. L’étranger offrit au pilote qui le devait conduire le double du prix ordinaire ; mais le vieux marin, tout courageux qu’il était, n’osait point exposer sa vie et celle de l’équipage. Quoiqu’il sût son métier, il craignait la malice des démons de la côte, car l’enfer a des factionnaires et des employés préposés aux naufrages sur le rivage de la France tout comme dans l’archipel adriatique. Cependant l’étranger, qui dînait paisiblement avec deux seigneurs de ses amis, soutenait qu’on pouvait partir avec tant d’assurance et d’opiniâtreté, que le pilote se mit à l’examiner attentivement. Cet inconnu ne présentait rien de bizarre dans sa personne. Il portait seulement les cheveux hérissés sur le front et la barbe longue.

En parlant ainsi, le Français passa la main dans ses cheveux, qu’il dressa sur sa tête, et il lira sa barbe d’un air sardonique.