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avez volé à votre maîtresse l’affection et l’estime de son père, pour vous assurer une femme que vous estimiez vous-même, et dont vous connaissiez l’innocence, le bon cœur, la douceur et les autres qualités. Il n’y a que l’amour et la jalousie qui puissent atténuer une faute si grave, un procédé si cruel et si malhonnête. Mais vous pouvez encore racheter cette faute en la confessant avec humilité, en réparant le mal, en faisant à la justice et à la vérité le sacrifice d’un amour qui n’est point partagé, en rendant à la jeune fille la tendresse de son père et le mari que vous lui avez enlevé par des manœuvres coupables. Si vous vous résignez de bonne grâce à ce pénible effort, le beau rôle sera tout-à-fait de votre côté. Nous vous plaindrons, nous essaierons de vous consoler, et nous dirons qu’il fallait que votre amour fût bien profond pour avoir entraîné si loin un garçon capable de dévouement et de générosité. En somme, c’est ce que vous avez de mieux à faire, car votre première thèse n’est plus soutenable, et si vous y persistiez, votre honneur n’en réchapperait pas. Pour vous en convaincre, regardez seulement la mine du pauvre Dolomir, qui a compris enfin son erreur et ses préventions injustes.

Le Croate, se voyant perdu, ne cherchait plus qu’une issue pour son orgueil. Il n’accepta point la position humble que lui offrait son adversaire.

— Puisque Digia ne peut se résoudre à m’aimer, dit-il avec émotion, je renonce à elle. Soyez donc satisfait. Cette conspiration contre mon bonheur, qui vous amène de si loin, a réussi au gré de vos désirs. Je n’ai rien à dire de plus, et je ne veux ni consolations ni réparation d’honneur.

— Bien ! Knapen, reprit l’ingénieur, voilà du courage. Ne croyez pas que je sois venu pour vous ravir encore votre fierté. Vous la sauverez du naufrage, et j’avais tort de vous en demander le sacrifice. Donnez-moi la main pour l’unique fois de votre vie, car il faut que je retourne ce soir à Fiume, d’où je me rendrai à Trieste et puis à Venise, et je ne reviendrai probablement jamais à Pago.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de faucon du Croate, tandis qu’il donnait la main à ce maudit inconnu qui renversait tous ses complots en un moment. Le Français devina qu’après son départ Knapen tenterait de se relever ; mais il ne lui laissa pas long-temps cette espérance. — Maître Dolomir, dit-il, j’emmène avec moi votre fille. Procurez-moi une barque pour pouvoir traverser le détroit, et pendant ce temps-là votre femme va me faire à dîner.

— Ma fille !… une barque !… à dîner ! répéta le père avec étonnement. Je ne donne pas à manger, excellence ; ma boutique est une bierrerie.

— Vous allez m’opposer votre grand mot, reprit l’ingénieur en riant : Non è usato, ce n’est pas l’usage. Mauvais négociant ! Apprenez