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bien que tu ne comprendras jamais l’imprudence et la lâcheté de ta conduite.

Tandis que les agaceries de la Muranelle détournaient Marco du bon chemin, l’ingénieur français, au milieu de ses graves préoccupations, trouvait encore une heure à donner aux intérêts de la pauvre Digia. Doué d’une force de volonté peu commune, exercé à lutter contre l’entêtement et l’obtusion d’esprit, il voulait frapper juste et fort dans les petites affaires comme dans les grandes. Sur le port peu fréquenté de Pago, il rencontra le seigneur albanais et le vieux Dalmate dont je lui avais parlé. Le premier cherchait de ville en ville des piastres à la reine de Bavière ; l’autre, ayant vendu ses aulx, retournait à Zara sur le brigantin de son ami. L’ingénieur pensa que ces deux figures pittoresques pouvaient lui prêter un concours utile, et il les pria de l’accompagner chez le bonhomme Dolomir. On les conduisit à la porte du bourg, dans une méchante vendita, où le père de Digia débitait, avec privilège, de la bière exécrable et du trois-six falsifié. À l’aspect de ces trois étrangers magnifiquement vêtus, Dolomir, habitué à ne servir que des sauniers ou des matelots, parut saisi, comme s’il eût reçu la visite du puissant et romanesque Aaroun-al-Raschid. Un coup d’œil rapide suffit à l’ingénieur pour observer sur la face de cet homme la grossièreté de son esprit, mais il remarqua aussi l’étonnement naïf du sauvage. Digia s’était retirée, pâle et tremblante, dans un coin. Une demi-douzaine d’enfans, les uns stupéfaits, les autres épouvantés, entrèrent dans une étable, où leur mère les poussa en leur commandant de se taire. Tous les yeux étaient fixés sur l’habit rouge de l’Albanais, et quand le Français prit la parole, le cabaretier et sa femme pensèrent qu’il remplissait l’emploi d’interprète dans la maison de ce grand personnage.

— Dolomir, dit l’ingénieur, nous avons à vous entretenir de votre fille Digia ; mais nous ne venons point ici pour vous contester votre autorité paternelle : vous ferez de nos avis ce qu’il vous plaira. Répondez sans défiance à cette question : Quels motifs vous ont déterminé à rappeler votre fille de Venise ? C’était à dessein que l’ingénieur attaquait son adversaire par son côté le plus faible, en l’obligeant à parler dès le début de la conférence. Cette tactique acheva d’intimider le vieux Dolomir, qui se mit à balbutier.

— Excusez… dit-il, que vos seigneuries me pardonnent mon ignorance. Un pauvre Pagoto ne peut s’exprimer en beau langage.

— Parlez comme vous savez, reprit l’ingénieur, pourvu que ce soit avec franchise.

Le père commença un récit obscur et trivial, où l’on démêlait qu’il avait cru sa fille débauchée par le gondolier Marco, à cause de la mauvaise réputation des nicolotti.