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tantôt au bain-marie. — C’est ainsi que l’impie traitait la reine de l’Adriatique. — Il est vrai que la canicule avait amené le terrible fléau des zanzares, dont les piqûres et le bourdonnement nous tenaient dans une alarme perpétuelle. Les hirondelles, que je croyais frileuses, venaient de s’enfuir à la recherche d’un ciel moins ardent. Mais Venise ressemble à ces femmes dangereuses dont on aime jusqu’aux défauts. Sous les railleries de l’ingénieur, je sentais le dépit et les regrets de l’homme d’affaires envieux des loisirs d’autrui, et, quand je lui répondis que j’opposerais une moustiquaire aux zanzares et que je louerais une gondole au mois pour me faire traîner comme un sybarite, tant que durerait la chaleur, il n’insista plus.

— Puisque vous allez à Pago, lui dis-je, informez-vous de notre protégée Digia Dolomir ; tentez une démarche en sa faveur, et, si elle aime encore son nicolotto, tâchez de la ramener à Venise. Pendant ce temps- là, je prendrai Marco à mon service, et l’espoir de revoir sa maîtresse l’empêchera d’être infidèle.

— J’aurai peut-être plus de peine, me répondit l’ingénieur, à vaincre l’obstination d’un paysan qu’à obtenir un arrêt de la chambre aulique : cependant, pour vous être agréable et pour m’exercer à la persuasion, je plaiderai la cause de Digia.

En conduisant l’ingénieur au bateau de Trieste, je lui rappelai sa promesse, et je me rendis ensuite au palais Faliero, où je trouvai Marco profondément endormi sur le tapis de sa gondole. Il n’ignorait pas l’intérêt que j’avais pris à ses amours, et, quand je lui proposai de me servir, il voulut à toute force me baiser la main, formalité nécessaire à l’engagement réciproque.

— Je t’avertis, lui dis-je, que je n’ai point l’honneur de descendre en ligne masculine des défenseurs de Famagonste, ni des assassins de François Carrare ; mais je te paierai un demi-mois d’avance en bons napoleoni d’arzento, et, sur ma recommandation, le seigneur ingénieur ramènera de Pago la petite Dolomir.

— Excellence, s’écria Marco en saisissant la rame, je vous servirai sans autre salaire que le pain et l’eau. Où faut-il porter votre seigneurie ?

— Aux archives générales des Frari.

Le petit Coletto, déjà debout à son poste, fit un cri de chouette, et la gondole fendit l’eau dormante, comme si toute la douane eût été à ses trousses. Marco, non content de me servir en qualité de barcarol, voulait encore remplir les fonctions de valet de chambre. Il m’éveillait le matin, s’emparait de mes habits et se querellait avec les gens de la maison, qui, ne soupçonnant point que la reconnaissance pût inspirer tant de zèle, pensèrent que j’avais fait un héritage. Un jour, il me sembla que maître Marco, en lavant sa gondole, chantait avec plus de verve et de gaieté qu’il ne convenait à un amant au désespoir. Lorsqu’il vint prendre mes ordres, je remarquai que ses cheveux frisés avec un soin