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sur le quai, admirèrent l’élégance de formes et la pose académique de ce beau nicolotto, près duquel le Croate, avec sa taille moyenne et ses jambes grêles, semblait un mirmidon ; mais il leur parut aussi que Marco faisait trop de démonstrations dans les préliminaires du combat. Les spectateurs qui s’intéressaient à lui auraient souhaité moins de paroles, moins de menaces et plus de promptitude à l’action, car ils ne doutaient point qu’il ne dût écraser l’ennemi. Il l’aurait écrasé en effet, s’il eût déployé son adresse et ses forces au lieu de son éloquence. Par malheur, le jeune Croate ne se laissa pas intimider ; il marcha droit à son homme et lui porta un coup de poing que Marco évita en se jetant de côté, en sorte que le passage se trouva libre, et la bataille finit par la retraite d’un des combattans. Knapen fit descendre dans le canot sa compagne de voyage et lui baisa la main avec une aisance mililaire qui ne déplut pas aux spectateurs, et peut-être à Digia elle-même. Bientôt après, la cloche donna le signal du départ ; le pyroscaphe disparut derrière les arbres de l’île des Giardini, et le pauvre Marco, seul et abandonné, se mit à pleurer comme un enfant.


IV.

Minuit, dans nos climats, est une heure maussade. Paris même, qui passe à bon droit pour une ville de plaisir, se transforme en un sombre couvent aussitôt que les pendules ont sonné le douzième coup. Tout se ferme ; les lumières s’éteignent ; le consommateur attablé dans un café se voit mis à la porte. À moins de poursuivre sur un trottoir la conversation interrompue, il faut rentrer chez soi. Je ne sais quelle brusquerie et quelle mauvaise humeur percent dans nos coutumes et dans l’exécution des plus simples mesures de police. En Italie au contraire, l’usage qu’on observe avec le plus de scrupule est celui de ne jamais déranger les gens. Qui veut dormir va se coucher ; qui veut veiller reste debout. À l’heure où le Parisien, expulsé de tous les lieux publics, se met au lit sans sommeil, la place Saint-Marc est un charmant salon où l’on cause en plein air avec les dames, où l’on joue aux échecs en prenant des rafraîchissemens, car, depuis la Fête-Dieu jusqu’à la Toussaint, les portes des cafés sont enlevées de leurs gonds, ce qui me paraît un moyen sûr de les laisser ouvertes.

Par une splendide nuit d’août, l’ingénieur de la saline et moi, nous devisions paisiblement, à une heure fort avancée, devant une table du café Florian, et nous goûtions avec délices la liberté de vivre dehors, en mangeant quantité de glaces. L’ingénieur était à la veille de partir pour visiter les salines de l’Istrie et de Pago. Dans son désir aimable de m’avoir pour compagnon, il me donnait d’excellentes raisons de quitter ces mares d’eau chaude et croupissante, cet amas de pierres calcinées par le soleil, où nous cuisions, disait-il, tantôt dans un four,