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par un clignement d’yeux. C’était un entrepreneur de contrebande en conférence avec deux vieux barcarols. Marco s’approcha de cette respectable compagnie son bonnet à la main.

— Vous avez passé l’âge, disait l’entrepreneur aux vieux barcarols. Voici un jeune gaillard qui n’hésitera point, j’en suis sûr.

— Il se fera prendre, répondit un des anciens.

— De quoi s’agit-il ? demanda Marco.

— D’aller à Fusina, dit le maître contrebandier.

— Le passage serait plus facile par Chioggia ou Torcello ; mais, puisque vous avez affaire à Fusina, c’est là qu’il faut aborder. Demain je ferai un essai à vide, et si je vois qu’on puisse franchir la ligne, je risquerai l’aventure à la tombée de la nuit. De quoi se composent vos marchandises ?

— D’une caisse de coutellerie, d’un ballot de toiles anglaises et de cinquante livres de tabac du Levant. La valeur est de 400 svanzics. Vous recevrez donc 4 napoléons d’argent. La différence du franc à la livre autrichienne sera pour la bonne-main[1].

En guise de signature, de cachet et de timbre, Marco fit un signe de croix, et le marché fut conclu. Venise étant un port franc, les marchandises de tous les pays y peuvent entrer ; c’est à les empêcher d’en sortir pour se répandre sur le territoire autrichien que la douane applique sa vigilance. Au beau milieu du jour, une gondole traversait le canal de la Giudecca, qui est un véritable bras de mer, et se dirigeait obliquement vers la route de la terre ferme. Des promeneurs de la rive des Zattère qui la suivaient du regard pensèrent d’abord qu’elle menait un étranger à l’église du Rédempteur ; bientôt après, on supposa qu’elle portait un de ces Anglais qui vont, hors de la ville, contempler l’eau du canal Orfano, célèbre par les noyades nocturnes des victimes du conseil des dix. En effet, la gondole tourna dans le canal Orfano ; mais à peine y eut-elle couru vingt brasses qu’elle fit un quart de tour et glissa rapidement vers Fusine. Dans ce moment, une barque de douaniers à quatre rames, qui déboucha par hasard à la pointe du Champ-de-Mars, se mit à la poursuite de la gondole et gagna de vitesse sur elle. Le sous-officier de la douane cria aux fuyards d’arrêter. Marco et son frère, n’ayant pas à redouter le cas de flagrant délit, puisque leur gondole était vide, n’obéirent point à l’ordre. Le douanier, qui était un brutal, s’arma d’une longue rame, et, quand il fut à portée du nicolotto récalcitrant, il le frappa de toutes ses forces. Marco s’affaissa sous le coup ; il avait une épaule démise.

Digia puisait de l’eau dans la cour du palais ducal, lorsque le petit Coletto, bégayant de rage et d’effroi, lui vint annoncer que Marco était

  1. Le svanzic ou livre autrichienne vaut 83 centimes de notre monnaie.