Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— « Demain vous aurez votre argent ! » dit le patricien répétant les paroles du Français.

— L’emprunt est fait ! s’écria Marco ; votre excellence va palper des écus qui viendront de la caisse de Ronzilli ! Quelle somme vous doit-on donner ?

— Qui le sait ? C’est selon l’inspiration du dernier moment.

— Et demain vous me payez mon salaire.

Comme si un ressort mécanique l’eût fait mouvoir, le doge se redressa, et, reprenant sa mine béate et stupide : — L’intérêt de l’état, dit-il, passe avant le tien.

— Seigneur, reprit Marco, je ne puis plus attendre. Tout mon avoir est absorbé ; j’en suis aux dettes et aux expédiens, et la faim m’aurait mené au cimetière dans la barque des pauvres, si la Digia ne m’eût offert tout ce qu’elle possédait.

— Comment ! s’écria le grand seigneur, ta maîtresse avait des épargnes, et tu ne m’en as rien dit, homme léger ! La Digia aurait pu placer ses capitaux dans la grande maison de banque que je vais fonder avec les écus de Ronzilli, et je lui aurais payé six pour cent d’intérêts.

— Au diable les intérêts ! dit Marco ; c’est le capital qu’il nous faut pour nous marier.

— Tu l’auras ; mais je vais être fort occupé demain : on ne fait pas un emprunt au plus riche financier du monde sans des formalités et des écritures. Ne manque pas de venir chercher ton argent après demain, au botto, ni plus tôt, ni plus tard.

— Ne craignez point que je l’oublie, excellence.

C’était afin d’éviter plus sûrement la visite de son créancier que le magnifique seigneur lui indiquait l’heure précise du botto (une heure après midi). Est-il besoin de dire que Marco ne trouva personne à la maison et qu’il revint dix fois sans être plus heureux ? Lorsqu’enfin il rencontra son débiteur, le doge avait eu le temps de préparer quantité d’échappatoires entièrement neuves. La misère et les dettes augmentèrent de jour on jour ; le courage et l’activité de la Pagota ne suffisaient point à subvenir aux dépenses de trois personnes, et Coletto, qui avait les dents longues, commençait à se révolter. Un soir, Marco, accoudé sur le parapet d’un pont, observait les fenêtres du palais ***. Il vit allumer un lustre qui répandit des flots de lumière. Bientôt des gondoles passèrent sous le pont et déposèrent sur la rive des dames en parure de bal. Par la porte de terre entra un pâtissier, sa corbeille sur la tête. Le patricien donnait une grande fête. Marco, ne concevant pas quel motif empêchait cet homme de prélever sur les millions de Ronzilli le salaire d’un gondolier, se sentit profondément atteint dans sa religion et son amour pour la postérité des conquérans de Chypre. Son esprit déroulé cherchait un reste d’espérance dans l’obscurité même