la solde de ses ouvriers ; des piles d’écus rangées sur le bureau brillaient d’un éclat fascinateur. À l’ordinaire, le patricien n’avait qu’un filet de voix, mais dans les occasions capitales la passion lui rendait une puissance de poumons digne d’un saltimbanque. — O mon ami, s’écria-t-il en levant les mains vers le ciel, voyez dans quel abîme effroyable je vais être englouti ! voyez de quelle espèce de créanciers je suis réduit à essuyer les reproches ! Un nicolotto, seigneur français, un misérable barcarol me vient demander son salaire, et je ne puis le payer ! Parle, Marco, dis toi-même à mon généreux ami combien je te dois.
Le gondolier, interdit, se repentait déjà de sa démarche. — Excellence, répondit-il, rien absolument ; je ne réclame rien.
— Oh ! le bélître ! murmura le doge, il va tout perdre !
— Mon cher voisin, dit le Français en souriant, ne vous désolez point. Je vous prêterai la somme dont vous avez besoin pour vous défaire de ces dettes criardes. Demain nous en reparlerons ; mais je vous avertis que je n’entends pas être pris pour dupe. L’usage à Venise est de ne pas même saluer les gens qui vous ont ouvert leur bourse. Il faut, s’il vous plaît, agir d’une autre sorte avec moi. Pour la rareté du fait, je tiens à recevoir de vous des preuves de bonne volonté. Vous me rendrez donc de mois en mois un faible à-compte sur la somme prêtée, ne fût-ce que cinq francs ou moins encore, pourvu que je vous voie arriver chez moi et faire acte d’honnête et consciencieux débiteur.
Si je savais que mon cœur fût celui d’un Judas, dit le patricien en se frappant la poitrine…
— De grâce, interrompit l’ingénieur, pas d’exagération. Entre amis, n’abusons pas des scènes déchirantes. Demain vous aurez votre argent. Me promettez-vous un à-compte pour la fin de chaque mois ?
— Par le jour qui nous éclaire, s’écria le magnifique seigneur, par ce soleil témoin de vos bienfaits, par tous ceux qui ont porté avant moi le nom illustre de…
— N’allez pas plus loin, reprit le Français. Réservons les sermens pour une occasion plus importante. Combien m’apporterez-vous le mois prochain ?
— Trois francs, répondit le doge, trois francs pour ne point mentir.
— Va donc pour trois francs ! Je saurai si vous êtes homme de parole.
— O mon noble ami, reprit le patricien, mettez le comble à votre générosité en ne parlant pas de cet emprunt à ma femme.
— A personne au monde, mon cher voisin. Vous serez content de ma discrétion. Au revoir. Excusez-moi si je ne vous reconduis pas.
Le doge sortit suivi de Marco. Sous le vestibule du palais, il fit une gambade et s’arrêta en posant les mains sur ses genoux. Le gondolier prit la même posture, et tous deux se regardèrent en pouffant de rire.