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ignorans que l’ingénieur français avait invité quelques personnes à une petite fête. La digue de seize kilomètres de circonférence, les bassins, les canaux, les écluses, et surtout les deux machines à vapeur qu’on fit manœuvrer, ne laissèrent aucun doute sur la réalité de l’entreprise. Il parut avéré qu’une grande saline existait à dix milles de Venise dans une île des lagunes. Deux cents ouvriers mangèrent le festin de la crémaillère, et les invités, assis à une autre table, firent honneur à une collation copieusement servie. Les barcarols, animés par le vin et les pâtés de jambon, témoignèrent leur enthousiasme pour l’industrie occidentale en se grisant, et le petit Coletto lui-même, voyant l’ingénieur offrir des fruits à la femme et à la fille du patricien, crut à l’efficacité de la protection de ce futur doge, à l’amitié de Ronzilli, et à la fortune de son frère.

Malgré la fatigue de cette journée, Marco était à son poste le lendemain devant le palais Faliero, avant que le soleil eût doré le sommet des campaniles. Du haut du petit pont, la Pagota lui envoya un salut de la main, à la manière italienne ; puis elle vint s’asseoir au bord de la rive pour écouter le récit du voyage à Saint-Félix et des splendeurs de la fête. Le commerce des gens riches avait échauffé l’imagination du pauvre barcarol. Marco fit des châteaux en Espagne. Aussitôt que le patricien aurait contracté son emprunt de dix millions, la gondole, louée à l’année, devait être ornée de rideaux de soie et d’un tapis de Turquie. Les deux gondoliers, habillés par le patron, devaient recevoir des vestes de velours pour l’hiver et de nankin pour l’été. Quant au bonnet et à la ceinture, ils resteraient noirs, et par conséquent le doge se verrait engagé par ses antécédens à prendre fait et cause pour les nicolotti contre les castellani pendant tout son règne, ce qui devait être un événement grave dans l’histoire de Venise. Digia, moins exaltée que son amant, lui fit observer qu’il portait des bas déchirés, et lui promit, en attendant les rideaux de soie, le tapis de Turquie et la veste de velours, de lui tricoter une paire de bas de coton dans ses momens de récréation. Aussitôt que l’Angélus annonça le lever du soleil, la Pagota prit sa course pour aller à ses affaires. Elle venait de partir, lorsque le patricien arriva muni de nouvelles ruses diplomatiques parfaitement déguisées sous sa mine débonnaire et stupide. Cette fois, il s’agissait d’un mariage. Le seigneur ingénieur était tombé amoureux fou de la signorina en lui versant un verre de vin de Chypre, et, quoique ce fût un médiocre parti pour une famille patricienne, il fallait ménager sa passion, afin d’obtenir par son entremise les secours et l’appui de Ronzilli. Pour cela, un certain étalage de luxe était nécessaire ; on ne devait pas négliger d’aller au fresco, le soir, en gondole découverte, pour entendre la musique du régiment avec toute la belle société de Venise. Jusqu’au rétablissement de la république,