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on ne songeait guère à lui. Après le départ du magnifique seigneur, Digia et son amant se séparèrent en se promettant de jaser ensemble tous les matins sous les colonnes du palais Faliero. La Pagola entra chez l’écrivain public du marché aux poissons, et sortit bientôt avec deux lettres qu’elle mit à la poste, l’une pour son père, l’autre pour François Knapen. Elle courut ensuite au palais ducal, où ses compagnes, réunies autour des puits, commençaient à s’inquiéter de son absence. Vers huit heures, une flottille de gondoles s’enfonçait dans les lagunes par le canal de Murano. Les barcarols joutaient de vitesse, comme ils ont coutume de faire dans les parties de plaisir. Marco et son frère, seuls nicolotti de la bande, seraient plutôt morts à la peine que de laisser passer devant eux les ceintures rouges.

— Le beau métier que nous faisons là ! dit le petit Coletto. Ramer ainsi pour trois livres !

— Qu’importe ? répondit Marco. Ne vois-tu pas derrière nous la gondole de l’ingénieur associé du richissime Ronzilli, de cet homme qui a marchandé la Turquie au sultan, et qui l’aurait achetée, si on eût voulu la lui vendre ? Ce n’est pas sans dessein qu’un patricien de famille dogale se lie avec de telles gens. Il leur empruntera dix millions de svanzics pour rétablir le conseil des dix et la quarantie.

— Le grand Turc, reprit Coletto, les millions, le conseil des dix, l’exhibition de la protection et l’amitié de Ronzilli pourraient bien être des contes. Je crains que le doge ne t’ait berné.

— Et pourquoi, petit imbécile ?

— Pour épargner douze sous.


II

La saline de Saint-Félix, dont les travaux furent achevés en dix-huit mois, est une de ces créations qui apprennent aux populations du midi à connaître la puissance et le génie de notre siècle industrieux. Les Vénitiens, qui aiment à se croiser les bras et à disserter, se donnèrent le passe-temps de raisonner à fond sur cette grande entreprise, et d’en critiquer en détail l’exécution. Comme il naît toujours des difficultés imprévues dans les travaux de ce genre, les causeurs nocturnes du café Florian se plurent à croire pendant dix-huit mois que l’ingénieur se trompait, que ses plans étaient des fanfaronnades, et que les capitaux engagés se noieraient à l’endroit où avaient péri des soldats d’Attila. Ils en avaient dit autant de l’éclairage au gaz, et depuis lors ils ont hué les ouvriers du puits artésien, ce qui n’a pu empêcher ni le gaz de prendre feu, ni l’eau souterraine de jaillir, ni les compagnies françaises d’exploiter le sel, le gaz et l’eau, à la barbe des capitalistes du pays. C’était pour mettre fin aux critiques et à l’incrédulité des