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Digia était la seconde fille d’un pauvre cabaretier de Pago, chargé d’une famille nombreuse. Depuis trois mois, elle exerçait à Venise le métier de porteuse d’eau. Sa sœur aînée lui avait laissé, en retournant au pays natal, une clientelle considérable dans le sestiere de Saint-Marc. Déjà elle avait envoyé des secours à son père, et, dans un coin de la chambrette qu’elle habitait au fond du Canareggio, elle cachait un petit trésor, fruit de ses économies, tout composé de pièces de cuivre et qui aurait tenu dans le creux de sa main, si elle l’eût converti en argent. Digia sortait de chez elle au point du jour. Les servantes les moins paresseuses étaient encore à leur petit lever, lorsqu’elle venait frapper à leur porte, sa voie d’eau sur l’épaule. Il y avait loin de chez elle à Saint-Marc ; chaque matin, Digia passait une vingtaine de ponts, et entre autres celui qui touche au vestibule du palais Faliero, dont la façade murée rappelle encore éloquemment la rigueur des lois de Venise au moyen-âge. Au-dessous de ce pont, dans un rio qui décrit des courbes capricieuses, deux barcarols nettoyaient et préparaient leur gondole avant l’heure du travail. Le plus âgé avait à peine vingt ans ; l’autre n’en comptait pas quatorze. Tous deux portaient la ceinture et le bonnet noirs des nicolotti, grands rôdeurs de nuits, grands contrebandiers, gibier difficile à saisir, ennemis mortels des barcarols rouges, appelés castellani, et des douaniers en habits verts[1].

Le nicolotto se croit noble par la rame, comme on l’était jadis par l’épée. Trop indépendant pour se lier par un contrat de longue haleine, il ne s’abaisserait pas volontiers à servir au mois ou à l’année, à moins que le patron ne fût un ancien seigneur du livre d’or. Quant aux étrangers, il ne leur offre ses services que dans l’intention de les duper, et s’il les trouve au fait du tarif, il les plante là pour courir après des gains aventureux. Pour voir et observer le nicolotto, il faut l’aller chercher dans le Canareggio, labyrinthe inextricable d’où il sort rarement, et dans lequel les Vénitiens eux-mêmes s’égarent. Sans connaître l’histoire de son pays, le nicolotto regrette vaguement des institutions gothiques, impossibles aujourd’hui, et qu’il ne se mêle point de juger. Il lui suffit de savoir par ouï-dire qu’elles ont fait durant cinq cents ans la gloire et la fortune de Venise. Son caractère paraît léger, inconstant, comme celui de l’Athénien ; son esprit, vif et frivole ; il a surtout la repartie prompte et une certaine élégance dans le langage. Un bon mot, une malice, un récit plaisant, l’amusent comme un enfant. Toute chose belle, gracieuse, bien faite, depuis un tour de cartes jusqu’à un air d’opéra, excite son enthousiasme. La vue d’une

  1. La guerre des nicolotti et des castellani date du XIIIe siècle. Les premiers tirent leur nom de la paroisse de San-Nicolo, les seconds de celle de Saint-Pierre du Castello.