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a toujours eu devant lui les meilleures troupes et les meilleurs généraux de son temps, entre autres Mercy, le premier capitaine de l’Allemagne au XVIIe siècle[1]. Une fois il n’eut dans sa main qu’une armée composée de différentes nations, dont les jalousies et même les défections trahirent ses plus grands desseins. Une autre fois il commandait à des troupes fatiguées et découragées, dont toute la force était dans sa seule personne. Et puis, ce qui est à mes yeux le signe le plus certain du grand homme, il a fondé une école immense : il a laissé à la France non pas seulement un grand nombre de maréchaux sachant très bien leur métier, mais de grands généraux formés à ses leçons, dressés de ses mains, et qui, loin de lui et après lui, ont gagné des batailles. On lui doit une grande partie de Turenne, qui, en le voyant agir à Fribourg et à Nortlingen, ajouta de plus en plus l’activité et l’audace à toutes ses autres qualités. On lui doit Luxembourg et Conti. On lui en doit beaucoup d’autres, égaux ou supérieurs à ceux-là, et qui donnaient les plus hautes espérances trop tôt moissonnées, entre autres Laval, La Moussaye et Châtillon. Joignez à tout cela cette magnanimité de l’homme bien né et bien élevé qui, au lieu de s’attribuer à lui seul l’honneur du succès, le répand sur tous ceux qui ont bien servi, et se complaît à célébrer Gassion et Sirot après Rocroy, Turenne après Fribourg et Nortlingen, et Châtillon après Lens[2].

Condé vainquit à Rocroy par la manœuvre très simple que nous avons indiquée[3]. Le problème était d’arriver le plus tôt et avec le plus de forces sur le point qui devait décider de l’affaire. Il était clair qu’ayant déjà dispersé l’aile gauche de l’ennemi, mais son aile droite

  1. Le général Bonaparte est loin d’avoir eu affaire à des adversaires tels que Mercy. Beaulieu, se croyant trop fort, à ce qu’il paraît, avait tellement dispersé ses troupes qu’à Montenotte il ne combattit qu’avec la moitié de son armée. Wurmser, à Castiglione, fit la même faute. D’Alvinzy leur était fort supérieur, ni à Arcole et à Rivoli il ne céda qu’à la supériorité des manœuvres du général français. Melas se battit à merveille à Marengo, comme aussi le général Bonaparte, mais sans que ni l’un ni l’autre ait inventé aucune manœuvre remarquable, et cette bataille était perdue sans l’arrivée de Desaix, comme celle de Waterloo le fut parce que Grouchy n’était pas Desaix.
  2. Je ne connais rien de plus noble que les dépêches de Condé à la cour annonçant ses différentes victoires. Il y parle peu de lui et beaucoup des autres. Dans sa retraite de Chantilly, ses amis l’engageaient à écrire ses mémoires militaires. Il s’y refusa, disant qu’il serait obligé de blâmer quelquefois des généraux estimables et de dire quelque bien de lui-même. Jamais personne n’a été moins charlatan. À cet égard, Turenne était semblable à Condé. Ce qui me gale un peu les mémoires de Napoléon, surtout devant les mémoires de César, est cette ardente et continuelle préoccupation de sa personne, qui partout ne voit que soi, rapporte tout à lui, n’avoue aucune faute, relève les moindres actions, ne loue guère que les hommes médiocres, rabaisse les mérites éminens, traite Moreau et Kléber comme il eût fait quelques-uns de ses maréchaux, et se dresse partout un piédestal. Mais il ne faut pas oublier que Napoléon écrivait dans l’exil et dans le malheur, et qu’il en était réduit à défendre sa gloire.
  3. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juillet dernier, p. 383.