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noyés, et que tous les ans, au jour et à l’instant du malheur, elles jettent le cri d’angoisse pour demander des prières.

— Et tu crois ça, toi, Lascar ? dit Morvan avec un rire plus bruyant que rassuré.

— C’est pas moi, reprit le matelot, ce sont les camarades… Mais, pas moins, la voix ne ressemblait pas aux autres : elle était aiguë et chétive, comme qui dirait celle d’un enfant.

— Allons, des bêtises ! interrompit le premier marin, évidemment inquiété par l’explication de son compagnon ; tu vois qu’on n’entend plus rien, et qu’il n’y a sur la mer que le clair de lune et la froidure de nuit qui va nous enrhumer. Heureusement que chacun de nous a gardé son quart de vin ; allons le boire, ça te remettra le moral.

Les deux matelots s’éloignèrent. Après un moment d’attente, Mathieu replaça l’enfant sur ses épaules, lui recommanda le silence en la rassurant de nouveau, et lâcha la corde pour reprendre la chaussée ; mais il avait perdu la direction, et ses pieds ne rencontrèrent que le vide. Contraint de nager avec son précieux fardeau, il espéra que quelques brasses le ramèneraient à la route des récifs ; il l’avait déjà dépassée. De nouveaux essais ne furent pas plus heureux, et il renouvela vingt fois sa recherche en retrouvant toujours l’abîme.

Épouvanté, haletant, il errait sans direction, cherchant à prendre terre et ne pouvant même plus distinguer l’île des Morts de Trébéron. Après avoir tourné long-temps sur lui-même, lutté contre le flot dans lequel il enfonçait à chaque instant davantage, s’être mille fois rejeté du désespoir à l’espérance et avoir usé jusqu’au bout ses forces et son courage, il se sentit enfin vaincu. Sa respiration devenait douloureuse, ses yeux se couvraient d’un nuage ; tout n’était plus pour lui qu’un chaos tournoyant, et sa raison lui échappait. Encore un instant, Francine et lui disparaissaient sous les eaux. La péniche, qu’il avait voulu fuir et qu’il n’apercevait plus, était son dernier moyen de salut. Il réunit tout ce qui lui restait de vigueur pour jeter un cri d’appel ; une lame plus forte l’étouffa sur ses lèvres. À moitié évanoui et n’ayant plus que l’instinctive défense qui survit à la volonté, il se débattit encore un instant, rejeté de vague en vague, puis se sentit descendre ; mais tout à coup il s’arrêta : ses pieds avaient rencontré les récifs. Ils s’y fixèrent et s’y raffermirent, son corps se redressa ; l’eau qui l’aveuglait sembla s’abaisser. Il reprit haleine, regarda devant lui et aperçut, à une centaine de pas, la roche découpée de l’île des Morts. Quelques minutes suffirent pour l’atteindre. En touchant le rivage, il s’y laissa tomber et appela Francine d’une voix éteinte. L’enfant terrifiée ne put lui répondre qu’en se jetant sur son cœur, où il la tint quelque temps embrassée. Sa première pensée avait été pour elle, la seconde le porta vers Geneviève, qui attendait son retour pour les savoir sauvés. Il se