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pouvaient rendre le passage impossible ; Mathieu saisit brusquement Geneviève par les coudes, et la releva debout, son visage devant le sien.

— Sur votre salut ! écoutez bien, dit-il d’un accent si ferme qu’elle en tressaillit : c’est la première fois que je vous rappelle que je suis votre maître, et, si vous n’êtes point plus sage, ce sera peut-être la dernière ; mais, par le Dieu qui nous a sauvés ! vous obéirez et sans plus de débats ! Il s’agit de préserver la vie de l’enfant ; rien ne pourra m’arrêter. Demeurez là, je vous le dis par commandement, et ne faites point un seul pas, ne poussez point un seul cri, ou, aussi vrai que je suis le fils de ma mère, je ne vous pardonnerai jamais jusqu’au jour du jugement.

À ces mots, il assit sur la dune Geneviève pétrifiée de saisissement, courut à la petite fille, qu’il chargea sur ses épaules, et s’élança avec elle dans les flots.

Quand la mère se retourna au bruit de l’eau qui rejaillissait, il était déjà engagé sur la chaussée de récifs submergés, et la vague lui battait la poitrine. Elle voulut se relever, mais les forces l’abandonnèrent, elle ne put que pousser un faible cri. Mathieu l’entendit et se retourna. Il aperçut dans la nuit la forme vague de Geneviève, qui, à demi renversée sur le rocher, agitait vers lui ses mains jointes. Son cœur, qui s’était raidi par un effort de volonté, se sentit défaillir dans l’attendrissement ; il regarda la mer verte et profonde dont les abîmes s’ouvraient tout autour de lui, entendit sur sa tête la respiration de l’enfant, qui haletait de terreur, et, pensant que la pauvre créature dont tous deux venaient de se séparer violemment ne devait peut-être plus les revoir, il fut pris d’une pitié si tendre que deux larmes lui gonflèrent les paupières ; il s’arrêta malgré lui au milieu des flots murmurans, retourna la tête vers le rivage et cria d’une voix contenue, mais très douce : — Ne pleure pas, Geneviève, et que Dieu te bénisse ! tout ira bien.

Puis, sans attendre une réponse qu’il redoutait pour son courage, il continua sa route, l’œil fixé sur la barre d’eau qui indiquait la direction des récifs. Bientôt cependant il cessa de distinguer la teinte particulière des vagues qui rendait cette barre facile à reconnaître du rivage. Plongé dans la mer, il n’apercevait plus au loin qu’une plaine uniforme et agitée, sans aucune différence de mouvement ni de couleur. Il fallut donc se diriger simplement sur la roche de l’île des Morts, à laquelle aboutissait la chaussée, et dont on apercevait au loin, dans la nuit, les cimes aiguës.

Armé d’une gaffe brisée, Mathieu n’avançait qu’en sondant devant lui ; mais, malgré ses précautions, sa route devenait toujours plus difficile. L’inégalité des rochers l’exposait à de continuels trébuchemens. Soulevé par les flots, étourdi du murmure profond qui l’enveloppait, suivant à tâtons un sentier inégal et inconnu que côtoyaient deux