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la ligne de récifs qui va de Trébéron à l’île des Morts ; avec du courage et l’aide de Dieu, on peut tenter le passage. J’irai porter l’enfant à Dorot.

Et comme la mère ne put retenir un cri d’épouvante :

— Plus bas ! malheureuse ! ajouta-t-il vivement, voulez-vous donc me trahir ? Sauf le patron de la poudrière et moi, personne ne connaît ce chemin des eaux ; nous l’avons suivi bien des fois quand nous pêchions ensemble, et toujours avec la vie sauvée.

— Mais non pas de nuit, interrompit Geneviève, non pas chargés d’une enfant…

— L’enfant ne pèse guère, et la lune est en pleine clarté, reprit Ropars avec un peu d’impatience ; j’ai d’ailleurs pensé à la chose tout le soir ; il n’y a pas d’autre route. Mon parti est pris, et je ferai ce qu’il faut, quoi qu’il arrive. Vos paroles pourront diminuer ma confiance, mais non pas me retenir. Pensez donc plutôt à me soutenir le cœur, comme c’est le devoir d’une brave femme, et à tout préparer pour l’enfant. Quand la dernière pointe de la grande roche aura découvert, il sera temps, à moi d’essayer le passage, et à vous de prier Dieu qu’il nous ouvre un chemin sûr dans la mer.

Le ton du contre-maître était si résolu, que Geneviève comprit l’inutilité de toute résistance. Sans volonté dans les actes ordinaires de la vie, Mathieu ne prenait que rarement une résolution ; mais, une fois déclarée, il la maintenait inébranlable. Le premier saisissement passé d’ailleurs, ses explications et ses assurances calmèrent un peu la mère de Francine et réussirent à la convaincre à demi. Restait l’enfant, dont Ropars redoutait la résistance ou l’effroi. Geneviève alla la prendre, et le père et la mère l’assirent sur leurs genoux rapprochés.

— Tu as envie de voir le merisier en fleurs, n’est-ce pas ? dit la première en l’embrassant.

La petite fille secoua la tête.

— Plus maintenant, répondit-elle très bas.

— C’est le moment au contraire, ajouta la pauvre mère avec effort ; là-bas, tu seras plus libre… plus heureuse… tu auras Michel pour jouer avec toi.

— Non, dit l’enfant, dont la voix s’altérait, j’aime mieux rester avec Josèphe…

Geneviève joignit les mains, ferma les yeux, et la voix lui manqua. Ce fut au tour de Ropars. Il rapprocha Francine de sa poitrine, et lui parlant à l’oreille :

— Écoute bien, dit-il, nous avons de la peine… tu ne veux pas nous en faire davantage, pas vrai ? tu nous aimes trop pour cela.

Au lieu de répondre, l’enfant jeta ses deux bras autour du cou de son père, et serra sa petite joue rose contre la joue ridée du marin.