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plaignit amicalement d’une pareille somptuosité et avertit qu’il ne pourrait prolonger sa visite, l’officier qui commandait le poste de l’île des Morts exigeant que le canot fût de retour avant le coucher du soleil. Geneviève se hâta en conséquence de servir le repas et d’appeler les enfans pour se mettre à table.

Entre gens dont la vie entière se trouvait renfermée dans les étroites limites des deux îlots, l’entretien était nécessairement peu varié. Mathieu parla de ses lignes dormantes établies aux cornes de Trébéron et Dorot de son merisier. Ce dernier pouvait être regardé comme « l’ornière d’orgueil » où trébuchait d’habitude la modestie du digne sergent. Aucun autre garde avant lui n’avait réussi à préserver ses plantations du vent de mer ; c’était le seul arbre que l’on eût jamais vu dans les deux îles. Aussi Lucullus dut-il être moins fier du premier cerisier qu’il apporta de Perse comme ornement de son triomphe ! Humble sur tout le reste, Dorot redressait la tête dès qu’il s’agissait de son maigre sauvageon ; il ne le montrait qu’avec une certaine réserve et seulement aux amis ou aux supérieurs, encore se faisait-il prier. Les choses ressemblent aux hommes et prennent le plus souvent, au lieu de l’importance qu’elles ont, l’importance qu’on leur donne. Ainsi surfaite et ménagée, la réputation du merisier de l’île des Morts se répandit de Plougastel à Camaret ; on en parla partout comme d’une merveille. L’orgueil de Dorot en avait grandi d’autant et venait d’être porté au comble par un événement aussi extraordinaire qu’imprévu. Il en apportait la nouvelle à Trébéron, mais ne voulut point la faire connaître sur-le-champ ; il fallut, comme dans la fameuse lettre de Mlle de Sévigné sur le mariage de Mademoiselle, parcourir toutes les suppositions. Enfin, quand « on eut jeté sa langue aux chiens, » il se décida à parler et déclara… que le merisier avait fleuri !

Ce fut un cri général de surprise et d’admiration. Prisonniers dans l’île, Ropars et Geneviève n’avaient point aperçu depuis bien des années d’arbres en fleurs, et les deux petites filles ne se rappelaient pas en avoir vu. Elles interrogeaient Michel à grands cris et d’une seule voix. — Le merisier fleurissait-il couleur d’or comme l’ajonc, ou couleur de sang comme la bruyère marine ? Comment les fleurs deviendraient-elles des fruits ? Fallait-il attendre long-temps ? L’arbre rapporterait-il des guignes rouges de la côte ou des guignes noires de la montagne ? Dorot coupa court aux questions en déclarant qu’il viendrait chercher le lendemain toute la famille pour voir l’arbre miraculeux et dîner à l’île des Morts. On devine les transports des deux sœurs. La mère ne pouvait apaiser leurs rires et leurs battemens de mains. Elles criaient : Demain ! demain ! comme les vigies d’Énée durent crier Italie ! lorsqu’elles aperçurent dans les brumes pourprées ce but de tant d’efforts et de tant d’espoir.

En voyant leur impatience, le sergent proposa de les emmener le