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désaltérer à un ravin, ceux-ci furent enveloppés à l’improviste et faits prisonniers presque en masse. A la nouvelle de cet échec, Vivanco résolut d’aller en personne combattre l’insurrection : il quitta donc Lima en laissant, pour l’y remplacer, le préfet Domingo Elias, riche propriétaire de vignobles de la province de Canete. La saison humide retarda outre mesure un engagement définitif entre les partis hostiles, si bien que le ridicule s’empara de la situation et que l’on accusa plaisamment les deux chefs de s’épuiser en marches et en contre-marches ingénieuses pour éviter de se rencontrer. Plusieurs mois s’écoulèrent sans amener de résultat, les affaires publiques et les transactions commerciales languissaient, et la crise semblait devoir se prolonger, quand un homme se décida à lui fixer une limite. Nous assistâmes alors à la mise en scène d’une fable bien connue. Cette présidence que Vivanco voulait garder, que Castilla voulait prendre, fut un beau jour confisquée de la façon suivante par un troisième personnage, qui n’était autre que le préfet Domingo Elias.

Rien, à coup sûr, ne faisait présager ce jour-là un événement d’une telle importance. La ville semblait dans l’atonie, les clochers étaient silencieux; la population, faute du moindre prétexte pour affronter le soleil de midi, se résignait à passer à l’ombre les heures torrides, qui dans les contrées tropicales ne grillent, si l’on en croit un impertinent dicton, que les chiens, les nègres et les voyageurs français. Quelques rares promeneurs passaient dans l’ombre bleue des Portales, où les tienderos, bras croisés et cigare en bouche, attendaient mélancoliquement les chalands, qui de jour en jour devenaient plus rares. Au milieu de la grande place, des aguaderos renouvelaient à la fontaine la charge liquide de leurs mules, et s’en allaient faisant tinter leur sonnette. Les gallinasos semblaient plus immobiles et plus ennuyés que de coutume, et, si l’on entendait par hasard braire un âne et japper un chien, nul autre bruit ne troublait la ville silencieuse. L’atmosphère était chargée de fluides énervans qui conviaient à l’ombre et aux calmes loisirs de la vie orientale. Aussi nous allions nous diriger vers un toit hospitalier, où nous avions en perspective un hamac, des cigares, des sorbets et des guitares, et où nous étions toujours cordialement accueillis, quand, à l’angle de la casa municipal, nous vîmes apparaître un groupe composé de cinquante personnes environ, au milieu duquel marchait un individu vêtu de noir et tenant à la main un rouleau de papiers. Vingt à trente soldats suivaient en désordre, en guise d’escorte. Nous demandâmes ce que ce rassemblement signifiait, et l’on nous apprit que le préfet Domingo Elias se rendait au palais pour s’y déclarer, par un pronunciamiento, président de la république. Si quelque chose avait pu nous étonner dans cette étrange ville, c’eût été assurément une aussi brusque nouvelle jaillissant tout