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et en dehors des montans antérieurs de la chaise. Il porta le buste en avant, empoigna de la main gauche placée derrière son dos l’un des barreaux du dossier, posa sur son genou la main droite armée, et, l’œil fixe, immobile, il attendit. Comme lui, tous les spectateurs semblaient pétrifiés. Le seul homme peut-être qui fût tranquille était celui-là même qui causait une si douloureuse inquiétude. Dans le cirque del Acho, l’impassibilité du Mexicain ne se démentit pas, quand le taureau, d’un terrible coup de tête, chassa violemment contre le mur la porte qu’on venait d’entr’ouvrir. Il vit fondre au grand galop sur lui son farouche adversaire, sans paraître plus ému que le joueur qui s’apprête à enfiler la bague; seulement son regard avait une fixité effrayante au moment où, abaissant la pointe de son épée, il tendit le bras en renversant le poignet. Le taureau, dans son élan furieux, emporta le fer dont on ne voyait plus que la garde, ornée d’une dragonne rouge. La main qui tenait la chaise lui avait à peine fait décrire un quart de conversion. L’homme ne se releva que pour éviter une nouvelle attaque; mais l’animal était si grièvement blessé, qu’il trébuchait à chaque pas; aussi s’agenouilla-t-il au second coup d’épée pour attendre le coup de grâce du desjarretador. — Un immense hurrah avait salué cette audacieuse et brillante estocade, le cirque tremblait encore sous les trépignemens, et les mouchoirs flottaient au-dessus des têtes comme l’écume sur une mer furieuse, quand le Mexicain s’avança pour toucher la récompense, cette fois bien méritée; aussi la fit-on doubler et tripler d’une voix unanime.

Cependant deux hommes armés de lourdes masses frappaient déjà à coups redoublés sur un pieu carré, dont les trois quarts disparurent bientôt dans le sol. Dès qu’on jugea que le pieu pouvait offrir un point d’appui d’une grande résistance, on cessa de frapper. Un sambo vint alors, et déposa sur le sable un arbre équarri qui, long de douze à quinze pieds, allait s’amincissant comme un cierge de sa large extrémité à son autre bout, qui s’emmanchait dans un fer acéré. Cette pique énorme et pesante était ce que le programme appelait la lanzada. Le sambo la coucha sur l’arène, la base appuyée contre le pieu, la pointe tournée vers la porte du toril; puis, s’agenouillant et prenant la hampe à deux mains, il en souleva l’extrémité aiguë de façon à ouvrir avec la terre un angle dont il élevait ou abaissait à volonté le côté mobile, comme il eût fait de la branche d’un compas. Après s’être ainsi familiarisé avec son instrument, il se releva, quitta son poncho, lança son chapeau de paille à dix pas derrière lui, et disposa sur son épaule et autour de son bras droit, de façon à ne gêner en rien ses mouvemens, la cape rouge du matador. Nous suivions avec intérêt ces préparatifs : il était facile de comprendre ce qui allait se passer, et nous frémissions pour le taureau; mais un de nos voisins nous expliqua que si, par malheur, la lanzada était mal dirigée, c’en était fait de l’homme.