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triompher de bien des obstacles : elle a prouvé qu’on pouvait compter sur son énergie et sur sa sagesse; mais il importe à son avenir qu’on puisse donner une large extension à ses débouchés extérieurs.

Tous les efforts cependant demeureraient stériles, si on négligeait de remplir une condition essentielle : c’est l’ordre, on le sait, qui tranquillise les intérêts, qui accroît la production et la somme générale de la richesse, qui permet enfin aux intentions bienveillantes de naître et de se manifester par des actes. Assez et trop long-temps les ouvriers de Lyon ont cherché dans l’agitation les élémens d’un meilleur avenir, assez et trop long-temps ils ont vu leurs efforts perdus dans ces douloureuses épreuves, leur misère agrandie, leurs espérances trompées. Le moment ne serait-il pas venu, après tant de déceptions, de s’en remettre à l’esprit d’ordre? Il serait imprudent, sans doute, d’attendre, sous ce rapport, un complet changement d’attitude chez des hommes qui ont respiré l’air des sociétés secrètes ou des barricades; mais, comme cette évolution est conforme à l’intérêt des masses et visiblement conseillée par l’expérience, on peut, sans trop se flatter, espérer d’un prochain avenir des améliorations en ce sens, même en faisant une juste part à l’influence du caractère des ouvriers lyonnais et des fluctuations de la fabrique.

Les ouvriers de Lyon, quand on les observe de près, au milieu de leur existence si précaire, avec leurs qualités et leurs défauts, sont, en définitive, bien loin d’inspirer la répulsion qui s’attache aux violences de leur histoire. Sous la lie plus ou moins épaisse dont les révolutions l’ont recouvert, le fond des âmes possède encore des qualités essentielles très dignes de sympathie. S’il est impossible de condamner assez haut certains égaremens du passé, nous n’hésitons pas à dire que, prise en masse, la population de la ville des soieries vaut mieux que sa triste renommée. Il ne serait ni juste ni politique de la représenter comme atteinte d’un vice incurable et comme plongée dans des ténèbres que le rayon de la vérité ne peut pénétrer. On repousserait ainsi dans l’abîme ceux qu’on devrait en retirer. Bossuet a dit : « Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier. » Plus d’une fraction de notre société pourrait s’appliquer ce mot profond. Alors même que certaines populations sont le plus égarées, elles ont besoin qu’on ne parle pas trop mal d’elles pour pouvoir se relever dans l’estime publique. En les abaissant à leurs propres yeux, on creuse de plus en plus le gouffre de leur dégradation morale.


A. AUDIGANNE.