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Pour réveiller l’idée religieuse dans ces âmes insouciantes, il faut quelque grande calamité publique. Ainsi, quand on redoutait à Lyon l’invasion du fléau terrible qui est venu deux fois des extrémités de l’Orient s’abattre sur nos contrées, on retrouvait on soi des croyances long-temps engourdies: mais, par un travers facile à comprendre, la religion revêtait alors la forme la plus superstitieuse. En temps ordinaire, les ouvriers lyonnais se méfient et s’éloignent du clergé. Savez-vous ce qu’ils craignent? C’est que l’enseignement donné du haut de la chaire évangélique n’ait pour but de les rendre plus dociles au joug. Voilà l’erreur qui rend ces esprits rebelles au mouvement religieux de l’époque. On ne réfléchit pas que, si l’enseignement du christianisme prêche la résignation à ceux qui n’ont rien, il impose bien d’autres devoirs, il demande un compte bien autrement rigoureux à ceux qui possèdent le superflu.

Considéré individuellement, le caractère de l’ouvrier d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui de l’ancien canut, dont la douceur et la docilité étaient proverbiales. Les tisseurs de soie sont volontiers un peu hautains, un peu importans, et préoccupés sans cesse de la pensée de se grandir. Cette tendance, qui chez les chefs d’atelier s’est manifestée, comme on le verra, par des prétentions politiques excessives, se traduit en faits curieux dans les rapports journaliers des compagnons avec les maîtres. Il fut un temps, encore assez rapproché de nous, où les compagnons et les chefs d’atelier vivaient absolument en commun. Chaque maître de métiers logeait et nourrissait les tisseurs dont il employait les bras; mais, depuis que les esprits se sont ouverts à l’agitation, les compagnons sont devenus plus exigeans dans la vie ordinaire, plus jaloux de disposer d’eux-mêmes avec une indépendance sans contrôle. Ces nouveaux penchans ont introduit une modification profonde dans l’économie intérieure des ateliers : un grand nombre de chefs ne nourrissent plus et ne logent plus leurs ouvriers, qui se mettent en pension au dehors. Le maître, qui ne gagnait rien sur la maigre redevance payée par le compagnon pour sa nourriture, a désormais l’avantage d’être débarrassé de mille tracasseries journalières; mais en revanche il est moins sûr de l’assiduité de l’ouvrier à son travail. Pour ce dernier, la vie à l’extérieur est un peu plus dispendieuse, car chez le patron son logement ne lui coûtait rien. Les frais de nourriture sont du reste à peu près les mêmes dans les pensions d’ouvriers que chez le patron; ils varient de 6 à 8 sols par jour pour ce qu’on appelle la pitance, qui ne comprend ni le pain ni le vin. En rompant le faisceau de l’ancien atelier, ce changement est venu affaiblir l’idée de hiérarchie, propager l’usage de chômer le lundi et favoriser certains désordres le soir, après la journée faite. On ne voit plus guère régner entre le maître et le compagnon cette amicale sympathie qui semblerait devoir naître de l’analogie des situations. Celui-là trouve souvent dans