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ainsi la volonté de celui qui a fait le genre humain ? L’état de vieillesse ne découle-t-il pas de la constitution de l’homme ? N’est-il pas naturel à l’homme de vieillir ? Que faites-vous donc dans vos discours séditieux que d’attaquer une loi de la nature, et par conséquent la volonté de son créateur ? Puisque l’homme vieillit, Dieu veut qu’il vieillisse. Les faits sont-ils autre chose que l’expression de sa volonté ? Apprenez que l’homme jeune n’est point celui que Dieu a voulu faire, et que, pour s’empresser d’obéir à ses ordres, il faut se hâter de vieillir.

« Tout cela supposé, je vous demande, monsieur, si l’homme aux paradoxes doit se taire ou répondre, et, dans ce dernier cas, de vouloir bien m’indiquer ce qu’il doit dire : je tâcherai de résoudre alors votre objection.

« Puisque vous prétendez m’attaquer par mon propre système, n’oubliez pas, je vous prie, que, selon moi, la société est naturelle à l’espèce humaine, comme la décrépitude à l’individu, et qu’il faut des arts, des lois, des gouvernemens aux peuples, comme il faut des béquilles aux vieillards. Toute la différence est que l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’homme, et que celui de société découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement, comme vous le dites, mais seulement, comme je l’ai prouvé, à l’aide de certaines circonstances extérieures qui pouvaient être ou n’être pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, et par conséquent accélérer ou ralentir le progrès. Plusieurs mêmes de ces circonstances dépendent de la volonté des hommes : j’ai été obligé, pour établir une parité parfaite, de supposer dans l’individu le pouvoir d’accélérer sa vieillesse, comme l’espèce a celui de retarder la sienne. L’état de société ayant donc un terme extrême auquel les hommes sont les maîtres d’arriver plus tôt ou plus tard, il n’est pas inutile de leur montrer le danger d’aller si vite et les misères d’une condition qu’ils prennent pour la perfection de l’espèce. »

Voilà la dernière conclusion de Rousseau sous sa forme la plus vive et la plus piquante, mais le fonds en est modeste et n’a presque plus rien qui puisse nous effrayer ou nous choquer ? Que dit-il en effet que ne dise l’histoire de tous les peuples qui ont passé sur la terre ? Les sociétés naissent, vivent et vieillissent selon une loi nécessaire et toute-puissante qui pousse les individus et les peuples de la naissance à la jeunesse, de la jeunesse à l’âge mûr, de l’âge mûr à la vieillesse. Heureuses les sociétés qui ne vivront pas trop vite, qui ne se hâtent pas d’épuiser leur viatique, qui n’abrègent pas leur enfance et leur jeunesse sous prétexte d’allonger leur âge mûr ! L’histoire de la civilisation d’un peuple n’est que l’histoire de son passage de la jeunesse à l’âge mûr, de l’âge mûr à la vieillesse et à la mort, et Rousseau n’a plus qu’un tort : c’est de croire que les peuples civilisés sont