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il avait envoyé son ouvrage, lui écrivit une de ces lettres charmantes, mêlées de complimens et d’épigrammes, dont il avait le secret[1]. Entre Voltaire et Rousseau, c’était une conversation plutôt qu’une discussion, et chacun y causait à sa façon. Ailleurs la controverse avait une allure plus grave à la fois et plus vive. Un philosophe savant et ingénieux, Bonnet de Genève, écrivait sous le nom de Philopolis, l’ami des villes, une lettre qui résume à merveille les objections qu’on peut faire contre le système de Jean-Jacques Rousseau :

« Voici, disait Bonnet, le raisonnement que je vous propose : tout ce qui résulte immédiatement des facultés de l’homme ne doit-il pas être dit résulter de sa nature ? Or je crois que l’on démontre fort bien que l’état de société résulte immédiatement des facultés de l’homme : je n’en veux point alléguer d’autres preuves à notre savant auteur que ses propres idées sur l’établissement des sociétés, idées ingénieuses, et qu’il a si élégamment exprimées dans la seconde partie de son discours. Si donc l’état de société découle des facultés de l’homme, il est naturel à l’homme. Il serait donc aussi déraisonnable de se plaindre de ce que ces facultés, en se développant, ont donné naissance à cet état, qu’il le serait de se plaindre de ce que Dieu a donné à l’homme de telles facultés. L’homme est tel que l’exigeait la place qu’il devait occuper dans l’univers. Il y fallait apparemment des hommes qui bâtissent des villes, comme il y fallait des castors qui construisissent des cabanes… Quand donc M. Rousseau déclame avec tant de véhémence et d’obstination contre l’état de société, il s’élève sans y penser contre la volonté de celui qui a fait l’homme et qui a ordonné cet état, etc. »

Rousseau répond à la lettre de Bonnet en reprenant, avec plus de force que jamais, sa conclusion adoucie et tempérée, que tous les progrès de la société ne sont pas toujours des améliorations pour l’humanité ou pour l’individu : « L’état de société, me dites-vous, résulte immédiatement des facultés de l’homme, et par conséquent de sa nature. Vouloir que l’homme ne devînt point sociable, ce serait donc vouloir

  1. « J’ai reçu, monsieur, dit Voltaire, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux pas non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire ; secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchans que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. »