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III.

Je viens d’examiner le discours de Rousseau, tel qu’il est ; mais je n’ai pas examiné toute la controverse que soutint Rousseau. Il y a dans toutes les discussions de Rousseau deux choses qu’il faut soigneusement distinguer : les maximes du discours et les conclusions de la controverse. Les maximes sont ordinairement paradoxales ; les conclusions sont pleines de bon sens. Il débute par la singularité, il finit par le lieu commun. Cette allure de Rousseau, que j’ai déjà remarquée dans le Discours sur le progrès des sciences et des lettres, n’est nulle part plus visible que dans la discussion sur l’origine de l’inégalité des conditions humaines. Dans le discours, il faut, pour empêcher l’inégalité, empêcher la société, et, pour empêcher la société, il faut empêcher l’humanité ; Rousseau semble ne pas hésiter. Dans la discussion, il revient à une conclusion plus modérée, et dans les notes je lis ces paroles remarquables, qui détruisent le système de Rousseau sous prétexte de l’expliquer. Je suis forcé de citer cette note curieuse : « Quoi donc ! faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. O vous à qui la voix céleste ne s’est point fait entendre et qui ne reconnaissez pour votre espèce d’autre destinée que d’achever en paix cette courte vie, vous qui pouvez laisser au milieu des villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés, reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique et première innocence ; allez dans les bois perdre la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains, et ne craignez point d’avilir votre espèce en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. » Ici j’interromps la citation pour me demander à qui Rousseau s’adresse et si c’est sérieusement qu’il parle. Quels sont ces hommes à qui la voix céleste ne s’est pas fait entendre et qui croient que tout finit pour l’homme avec la vie ? Sont-ce des matérialistes innocens, d’honnêtes athées auxquels Rousseau propose d’aller vivre dans les bois ? Mais voyez en même temps comme il les traite. Ils ont des esprits inquiets, des cœurs corrompus, des désirs effrénés, qu’ils laisseront dans les villes. Pure ironie ! l’homme ne change pas aussi aisément de caractère que de domicile. Ce n’est donc pas à ces mondains envieillis que Rousseau propose sérieusement d’aller au désert. Continuons : « Quant aux hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d’herbes et de glands, ni se passer de lois et de chefs, ceux qui furent honorés dans leur premier père de leçons surnaturelles,… ceux, en un mot, qui sont convaincus que