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émotions de sa vie morale, de ses joies, de ses chagrins, cet homme, tout savant qu’il est, devient une brute méchante. Pour mieux expliquer la leçon, ce possédé a le malheureux don de communiquer l’oubli moral à tous ceux qu’il touche. Aussi, partout où il va, il change à l’instant même, par son don pernicieux, le climat moral des familles. Là où régnait la joie du foyer domestique, là où le malheur inspirait la patience, parce que le malheur était supporté en commun et devenait un pieux souvenir d’affection mutuelle, les âmes, frappées d’oubli, deviennent aussitôt égoïstes et méchantes, tant notre ame ne peut rien perdre de sa vie morale ! tant elle a besoin de toutes les ressources que Dieu lui a préparées, pour se soutenir à travers la vie de ce monde !

Rousseau prétend que nos vices rendent les institutions sociales nécessaires, et il ajoute que ces mêmes vices rendent inévitable l’abus des institutions, de telle sorte qu’à l’entendre, nous ne pouvons point ne pas vivre en société et nous ne pouvons pas non plus en avoir une bonne. Ace compte, le mal est partout et partout invincible, puisque l’état de nature est impossible et que la société est intolérable. Qu’avons-nous donc à faire sinon à désespérer et à mourir le plus tôt possible, afin de retourner au néant dont nous n’aurions jamais dû sortir, puisque nous ne pouvons être heureux ni selon la nature ni selon la société ? Au lieu de nous laisser comme Rousseau dans ce terrible impasse, la religion nous offre sa règle consolante et douce, qui ne condamne pas la société à son origine, puisqu’elle la croit naturelle à l’homme, et qui ne la condamne pas non plus dans sa marche à cause de nos vices, puisqu’elle croit que ce sont surtout nos vices qui rendent la société mauvaise. Rousseau, pour prévenir les abus de la société, pour éviter l’inégalité qui en est le grand fléau, n’a qu’un moyen, c’est d’empêcher les passions humaines de se développer, c’est-à-dire qu’il nous impose une règle impossible : la religion veut seulement que nous corrigions ces passions et que nous les dirigions vers le bien plutôt, que vers le mal. Rousseau dit : « N’ayez pas de pauvres et n’ayez pas de riches ; » la religion dit : « Que les riches secourent les pauvres, que les pauvres supportent les riches. » — « Gardez-vous de réfléchir, gardez-vous de faire usage de votre raison, » dit Rousseau. — « Usez de votre raison pour suivre la loi, » dit la religion ; sit rationabile obsequium vestrum. De ces deux conseils ou de ces deux règles, celle du philosophe et celle de la religion, quelle est la plus douce au cœur de l’homme ? quelle est celle qui l’encourage le mieux à supporter la vie ? quelle est celle enfin qui révèle et qui honore le mieux le mystère de la condition humaine, ce mystère que deux mots renferment, un grand devoir sur la terre et un grand espoir au ciel ?