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vrai, à des hasards efficaces, a pu par lui-même perfectionner sa raison et arriver à l’état social. Rousseau essaie donc de déterminer les diverses phases de ce perfectionnement de la raison qu’il maudit, de ce développement spontané des facultés humaines qu’il regarde comme une décadence, de ce passage enfin de l’état naturel à l’état social qu’il disait impossible.

La première phase de l’établissement de la société est l’établissement de la propriété ; Rousseau la signale en la détestant : « Le premier, dit-il, qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi ! et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ! Vous êtes, perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! » L’anathème est éloquent ; mais bientôt Rousseau se ravise, et, songeant que, pour que l’homme arrive à l’idée de la propriété, il faut que d’autres idées aient précédé celle-là, il consent à ne pas prendre le premier propriétaire pour le premier coupable en ce monde. Il cherche un coupable plus ancien, un crime plus originel, la propriété n’étant qu’un des derniers degrés du développement de l’homme. Voyons donc les premiers. D’abord l’homme se retirait pour dormir sous le premier arbre venu ou dans une caverne ; il s’avisa un beau jour de creuser la terre ou de se faire une hutte de branchages : « ce fut là l’époque d’une première révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété, d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats[1]. » Ainsi l’homme sort de la promiscuité qui est la plus radicale égalité du monde ; il distingue sa famille, premier pas vers la décadence ; il a une cabane qu’il dit la sienne, second pas. La cabane amène le jardin ou l’agriculture, l’agriculture amène la propriété. « Les choses en cet état eussent encore pu demeurer égales, si les talens eussent été égaux ; » mais, voilà le malheur ! il y avait des forts et des faibles, des adroits et des maladroits, « et, en travaillant également, l’un gagnait beaucoup, tandis que l’autre avait peine à vivre. » J’entends. La décadence est consommée ; nous sommes arrivés par la société à l’inégalité.

Ici Rousseau fait un tableau affreux de la société, et, s’il n’a pas flatté l’état naturel dans la peinture qu’il en a faite, il se dédommage des vérités qu’il s’est cru forcé de dire sur l’état naturel par les duretés qu’il dit à la société. « Une fois la société établie, dit Rousseau, être et paraître devinrent deux choses tout-à-fait différentes, et de cette

  1. Tome VII, p. 123.