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que de fois je vous ai vus naître et mourir ! et c’est parce que j’avais vu votre naissance que je savais d’avance que je verrais votre mort. Heureuses donc les institutions que l’homme n’a pas créées et qui le soutiennent ! heureuses la famille et la société de n’avoir pas pu être créées par l’humanité ! pour qui sait voir et qui sait entendre, l’abîme que Rousseau a mis entre l’homme naturel et l’homme social est un abîme utile ; c’est le fossé qui sépare la civilisation de la barbarie.


II.

Trois choses sont établies. 1o Il n’y a pas eu d’état de nature, c’est une chimère des philosophes ; mais on peut supposer l’homme abandonné à lui-même : c’est l’état naturel. 2o Cet état naturel est le seul qui comporte l’égalité ; mais cet état naturel est l’immobilité de l’ame et de l’esprit, autrement dit l’inertie et l’imbécillité. 3o Enfin l’homme n’a pas pu passer par lui-même de l’état naturel à l’état social ; l’abîme est trop profond. Ces trois points une fois établis, allons plus loin.

Si l’homme n’a pas pu par ses propres efforts passer de l’état naturel à l’état social, il s’ensuit que la société n’est pas de création humaine, mais divine, et que l’inégalité, qui est, selon Rousseau, le propre de l’état social, est aussi une institution divine. Voilà à quoi Rousseau vient aboutir, et, arrivé à ce point, il semble qu’il ne peut pas aller plus loin, car que dire contre l’inégalité, si elle est, comme la société elle-même, d’institution divine ? Comment Rousseau sortira-t-il de l’impasse où il s’est engagé ? Comment, ayant bâti le mur contre lequel il semble n’avoir plus qu’à se casser la tête, va-t-il tâcher de s’y ménager une issue ?

On sent dans le passage de la première à la seconde partie combien Rousseau est embarrassé. « Après avoir montré, dit-il, que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en jouissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa constitution primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différens hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons[1]. » Bizarre contradiction ! tout à l’heure l’homme ne pouvait point passer seul et par lui-même de l’état naturel à l’état social ; Rousseau maintenant se rapproche des philosophes qu’il combattait, et il croit que l’homme, grâce, il est

  1. Tome VII, p. 114.