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à tous ses désirs et à toutes ses pensées, c’est là assurément être sauvage, et peu m’importe que vous ayez des désirs plus raffinés et des pensées plus compliquées que celles du sauvage de Rousseau, tant pis pour la société ! Néron n’est un si cruel tyran que parce qu’il est un artiste ; Marat n’est un si cruel démagogue que parce qu’il est un sophiste : une ame sauvage et un esprit civilisé, combinaison terrible et fréquente, hélas ! dans les vieilles sociétés !

On ne peut pas reprocher à Rousseau d’avoir fardé son état de nature pour nous le faire adopter plus aisément. On dirait même qu’au lieu d’adoucir sa description, il tient à la rendre dure et choquante. Il dépeint avec une sorte de complaisance le sauvage inerte et imbécile dont il fait le type de l’homme. « Son ame, dit-il, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré de prévoyance du Caraïbe : il vend le matin son lit de coton et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d’avoir prévu qu’il en aurait besoin pour la nuit prochaine. »

Ici vient une grande et importante question. Ce sauvage inerte et imprévoyant qui est, selon Rousseau, le véritable homme naturel, comment est-il devenu l’homme civilisé que nous voyons ? Peut-il le devenir ? La brute humaine que décrit Rousseau peut-elle devenir le citoyen d’Athènes sous Périclès ou le courtisan de Versailles sous Louis XIV ? Les philosophes du XVIIIe siècle ne doutaient pas que la métamorphose ne fût possible, et ils croyaient qu’elle s’était faite peu à peu. Ils pensaient que de l’état de nature à la civilisation il y avait plus ou moins d’étapes, mais que c’était la même route ; seulement ils ne se faisaient pas de l’état de nature l’image rebutante qu’en fait Rousseau : ils le peignaient en beau, et par là ils rapprochaient les degrés à parcourir de l’état de nature à la civilisation. Rousseau ne croit point le passage possible, et il emploie sa logique impitoyable à démontrer contre les philosophes de son temps l’impossibilité de passer de l’état de nature à l’état social. « Plus on insiste sur ce sujet, dit Rousseau, plus la distance des pures sensations aux simples connaissances s’agrandit à nos regards, et il est impossible de concevoir comment un homme aurait pu par ses seules forces, sans le secours de la communication et sans l’aiguillon de la nécessité, franchir un si grand intervalle. Combien de siècles se sont peut-être écoulés avant que les hommes aient été à portée de voir d’autre feu que celui du ciel ! Combien ne leur a-t-il pas fallu de différens hasards pour apprendre les usages les plus communs de cet élément ?… Que dirons-nous de l’agriculture, art qui demande tant de travail et de