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Cette nécessité que l’homme a de réfléchir, parce que la réflexion est le don particulier de son organisation, cette nécessité est un écueil sur lequel Jean-Jacques Rousseau vient échouer à chaque instant ; car il a beau faire, son homme naturel ne peut ni regarder, ni marcher, ni remuer les bras, ni manger, sans réfléchir. Tout lui cause une réflexion, tout l’y oblige. Voyez la description que fait Jean-Jacques Rousseau des premières actions de son homme naturel : « La terre, dit-il, abandonnée à sa fertilité naturelle et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les hommes dispersés parmi eux observent, imitent leur industrie, et s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n’a que le sien propre, et que l’homme, n’en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des alimens que les autres animaux se partagent, et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d’eux. » Oui, comme l’homme n’a pas d’instinct qui lui soit propre, il peut s’approprier celui des animaux divers ; mais en vertu de quoi et comment peut-il faire cette appropriation ? Par sa raison, par sa réflexion. Quel travail intellectuel que d’observer dans chaque animal la qualité qui lui est propre et qui peut être utile à l’homme, de l’accommoder à notre usage, et surtout, car c’est là le point le plus difficile et le plus délicat, de transformer en science ce qui n’est qu’un instinct ! À voir quelle profonde différence de fonds et de procédé il y a entre l’instinct des animaux et la science humaine, on peut grandement douter que l’imitation des animaux ait pu aider l’homme à inventer les sciences. Il lui a été plus court et plus facile de les créer par l’effort spontané de son intelligence, s’il est vrai que l’homme ait lui-même inventé ses arts et ses sciences, que de les imiter des animaux et de partir de l’instinct pour arriver à la science.

Ce n’est pas tout : quand Rousseau par le de la fertilité naturelle de la terre, que veut-il dire ? Est-ce une fertilité utile et nourricière ou une fécondité embarrassante et parasite ? Livrée à sa fertilité naturelle, sans l’aide et la direction de la culture, la terre se couvre d’herbes inutiles et nuisibles plutôt que de moissons nourricières[1]. La terre a besoin de l’homme comme l’homme a besoin de la terre. L’homme qui, pour vivre, se fierait à la fertilité naturelle de la terre risquerait bien vite de mourir de faim : l’homme cultivera donc la terre ; mais alors encore tout est perdu. Cultiver, c’est réfléchir, c’est prévoir, c’est raisonner, que sais-je ? De plus, pour labourer, il faut du fer ; l’agriculture, premier danger, nous conduit à la métallurgie, second danger. « pour le poète, dit Rousseau, c’est l’or et l’argent, mais, pour

  1. Voir dans Buffon la description de la nature sauvage.