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Cette logique est admirable dans le triage qu’elle fait entre ce que l’homme tient de la nature et ce qu’il tient de la société ; seulement, quand on arrive au bout du triage, on est effrayé du peu que c’est que l’homme naturel. Cet effroi même est un service que Rousseau rend malgré lui à la société. Il y a deux doctrines en effet qui luttent depuis long-temps dans le monde : l’une qui croit que l’homme peut tout tirer de son propre génie, sa morale, son gouvernement, ses lois, ses langues, ses arts, son industrie, la société enfin ; l’autre qui croit au contraire que l’homme a reçu de Dieu lui-même non-seulement la force de créer la société, les langues, les institutions, mais qu’il a reçu la société même, c’est-à-dire le langage et la loi, et que c’est de cette société primitive et divine que dérivent les diverses sociétés que nous voyons sur la terre. poussez jusqu’au bout la doctrine qui fait la société d’institution humaine : l’homme alors, ayant tout fait, peut aussi tout défaire. Il a failles lois, il peut les défaire ; il a fait les gouvernemens, il peut les défaire ; il a fait la famille, la propriété, la religion, il peut les défaire. Tout lui est soumis ; point de règles inébranlables, point de droits primordiaux. Nous sommes ce que nous font les lois que nous faisons. Avec cette doctrine, l’ordre social dépend d’un scrutin. poussez au contraire jusqu’au bout la doctrine que la société est d’institution divine : tout novateur est un sacrilège, toute amélioration est une impiété, toute assemblée législative est un conciliabule d’hérétiques. Au XVIIIe siècle, où l’homme était en train de proclamer sa souveraineté et de se passer de Dieu, c’était rendre service à la société que de montrer à l’homme le peu qu’il est, abandonné à lui-même. Il est vrai que Rousseau voulait prouver en même temps que ce peu qu’est l’homme naturel vaut mieux que l’homme civilisé ; mais qu’importe la conclusion du philosophe ? qu’importe qu’il arrive à l’erreur en passant par la vérité ? Nous sommes maîtres de nous arrêter où la vérité finit et où l’erreur commence.

« En considérant l’homme, dit Jean-Jacques Rousseau, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais, à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous[1]. » Oui, l’homme est l’animal organisé le plus avantageusement de tous ; mais, prenez-y garde, ce qui fait la supériorité de son organisation, c’est qu’il est capable de réfléchir et de raisonner. Or, s’il réfléchit et s’il raisonne, tout est perdu : il sort de l’état de nature, l’inégalité commence, de telle sorte que l’homme, qui n’a que sa faculté de réfléchir pour compenser son défaut de force et d’agilité en face des autres animaux, ne peut pas user de cette faculté sans mettre en péril à l’instant même cette égalité primitive qui tient tant au cœur de Jean-Jacques Rousseau.

  1. « Deus homini animam creavit, qua per rationem atque intelligentiam omnibus esset præstantior animalibus. » Saint Augustin, Cité de Dieu, livre XII-XXIII.