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progrès de l’esprit humain[1]. » Dans la société, en effet, les facultés de l’homme ont plus d’occasions et de chances de se développer que dans la solitude. Une fois que l’homme est en rapport avec ses semblables, il s’ingénie et il s’avise ; il se compare et il se mesure ; il y a des forts et des faibles, des habiles et des sots, des bons et des méchans ; il y en a qui prévoient que, s’ils abattent l’arbre pour avoir le fruit, ils n’auront le fruit qu’une fois, et qu’au contraire, s’ils laissent vivre l’arbre et même s’ils le cultivent, ils auront le fruit tous les ans. Cette seule réflexion crée déjà entre les hommes du même pays une prodigieuse inégalité ; mais aussi cette réflexion ne vient point à l’homme dans l’état de nature ; elle ne vient qu’à l’homme qui est déjà sorti de l’état de nature.

Qu’est-ce donc que cet état de nature où aucune réflexion ni aucun développement de l’esprit ne vient troubler l’égalité primitive ? L’état de nature a-t-il existé quelque part ? Les philosophes du XVIIIe siècle parlaient beaucoup de l’état de nature, sans beaucoup s’en rendre compte, et ils en faisaient un âge d’or qu’ils opposaient à la société. Rousseau se garde bien d’adopter cet état de nature inventé par des philosophes qu’il se plaît à contredire ; il nie hardiment qu’il y ait jamais eu quelque part un état de nature. Mais si l’égalité n’existe que dans l’état de nature, et si l’état de nature n’a jamais existé, que devient l’égalité si chère à Rousseau ? Aussi Rousseau, après avoir détruit l’état de nature des philosophes, se hâte d’en refaire un autre, c’est-à-dire l’état de l’homme naturel. Ce procédé, notons-le en passant, est le procédé favori de Rousseau. Personne n’est plus habile et plus empressé à détruire les systèmes des autres pour y substituer les siens, sans qu’il y ait au fond grande différence entre le système qu’il renverse et celui qu’il élève.

Point d’état de nature, c’est une chimère qui n’a jamais existé ; mais nous pouvons imaginer ce qu’aurait été la nature de « l’homme abandonné à lui-même. » L’homme naturel, voilà donc l’hypothèse que Rousseau substitue à l’état de nature. Voyons si l’hypothèse vaut mieux que la chimère. L’une n’a pas existé, l’autre peut-elle exister ? Telle est la question. Ici Jean-Jacques nous met à notre aise. Le dialecticien écarte avec tant de soin toutes les idées et toutes les acquisitions qui viennent d’une autre origine que de la nature de l’homme abandonné à lui-même, qu’il finit par rendre son homme naturel aussi impossible que l’état de nature est chimérique ; mais cette impossibilité n’effraie pas Jean-Jacques Rousseau : il s’y heurte bravement, plus fier de la force dialectique qu’il met à réduire l’homme naturel à sa propre expression que fâché du tort que cette conclusion doit faire à sa doctrine. Il tient plus à sa logique qu’à sa cause.

  1. Tome VII, édition de 1790.