Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paroles ont sur moi une incroyable puissance. Je conçois en l’écoutant que les Germains adorent dans leurs vierges quelque chose de divin.

— Il n’y a de divin que la Providence, qui se sert dans ses conseils impénétrables des plus humbles instrumens. Adieu, Lucius ; ton esclave va reprendre sa quenouille et rentrer parmi les fileuses ses compagnes. Dieu bénira cette matinée pour tous deux.

— Tu ne t’éloigneras pas ainsi, reprit Lucius avec emportement, et il étendit la main pour la saisir. Hilda le regarda avec douceur et lui dit :

— Afflige, si tu veux, ta captive, et contrains-la de demeurer ici avec toi à cette heure avancée du matin, pour qu’elle soit livrée à la dérision et aux insultes ; je t’ai dit que la croix m’enseignait à supporter les humiliations : tu peux en faire l’éprouve.

Lucius recula comme avec terreur.

— Oh ! non, Hilda ; moi te causer de la douleur ! l’attirer des outrages ! Jamais, de par le ciel ! Mais n’y aura-t-il plus rien entre nous ?

— Ni le soir, ni le matin, aucune prière ne montera de mon cœur vers Dieu où le nom du généreux Lucius ne soit prononcé avec ferveur.

— Oui, tu prieras pour ton maître, dit Lucius avec amertume ; tu prieras pour moi comme pour mon père, comme pour Capito.

— Pas de même, Lucius.

Et la jeune fille s’éloigna d’un pas rapide.

Lucius demeura quelque temps immobile ; il s’étonnait de cette volonté d’une esclave qui enchaînait ses pas ; il était comme ébloui de ce qu’il venait de dire et d’entendre. Cet entretien avait évoqué tout un ordre d’idées et tout un ensemble de souvenirs étrangers à sa vie habituelle. Maintenant, de ces régions presque oubliées et dans lesquelles l’avaient rejeté soudainement quelques paroles d’Hilda, il retombait avec surprise et tristesse dans le vide de son existence journalière. La confusion de ses pensées était si grande, que ce fut à peine s’il se souvint qu’il avait appris d’Hilda un fait important qu’il devait sans délai communiquer à son père. Il trouva celui-ci sur le point de convoquer la curie pour délibérer sur ce qu’il avait à faire, car il avait déjà été averti qu’on avait vu quelques bandes de Francs rôder sur la lisière de la forêt et jusqu’au bord du fleuve.

Lucius, sentant le besoin d’une secousse violente pour se remettre des émotions du matin, se mit à faire les apprêts d’une grande chasse dans les forêts qui s’étendaient alors sur l’autre rive de la Moselle, ne s’inquiétant pas plus des Barbares qu’il pourrait y rencontrer que des sangliers et des ours qu’il y allait chercher. Peu jaloux d’assister à l’assemblée municipale et charmé d’éviter l’ennui des longs et inutiles discours qu’il pensait bien devoir la remplir, il préférait beaucoup faire l’essai d’un chien molosse qu’il avait rapporté de Grèce avec des