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mais assez rarement. Le capitaine Napier, qui avait trouvé sur nos vaisseaux quelques officiers de son temps, ses anciens adversaires, fraternisait assez volontiers avec eux. C’était là tout : entre officiers et aspirans, point de rapports, point de visites, de dîners donnés et, rendus, comme c’est généralement l’usage en de telles circonstances. Les élèves des deux escadres envoyés en corvée à l’endroit commun où l’on faisait de l’eau restaient à quatre pas les uns des autres froids et silencieux, malgré la communauté d’âge et de service, à une époque de la vie où l’on est naturellement si communicatif. Il y avait à cette réserve un double motif. Le premier, c’est que de part et d’autre, sans voir bien avant dans la question politique, on sentait qu’il n’y avait pas grand fonds à faire sur l’entente des deux gouvernemens et des deux pays ; l’autre raison, il faut bien la dire, c’est que nous étions trop forts.

Notre escadre, égale en nombre à l’escadre britannique, valait mieux qu’elle. Ce que je dis ici, l’amiral Napier l’a proclamé en plein parlement. Nous tirions le canon aussi bien qu’eux, et nous leur étions très supérieurs dans la manœuvre. Deux ou trois fois par semaine, comme je l’ai dit, nous appareillions, et la présence des Anglais donnait à nos équipages une promptitude et un élan incroyables. Nous allions croiser deux, quelquefois trois jours, et puis nous revenions. Pendant ce temps, la flotte anglaise restait immobile sur ses ancres ; elle sentait qu’elle ne pouvait rivaliser avec nous, et se souciait peu d’accepter la lutte. C’était un spectacle bien nouveau et assez déplaisant pour des officiers anglais que celui d’une escadre française nombreuse, pleine d’ardeur, bien ameutée et hardiment menée, dont les vaisseaux jouaient aux barres au milieu des rochers et des courans sans aucun accident, dont les canons bien pointés ne manquaient guère leur but. Pour nous au contraire, ce spectacle était celui du réveil naval de la France ; nous y trouvions une jouissance d’amour-propre et une satisfaction patriotique que je ne saurais exprimer. Il nous importait peu de voir, après vingt-cinq ans, la paix du monde remise au hasard du jeu des batailles ; nous avions de longs revers à effacer, et nous appelions de tous nos vœux l’occasion de donner au monde la mesure de nos forces.

Pour la première fois depuis des siècles, nous eussions combattu avec les Anglais à armes égales. Le nombre et l’espèce des vaisseaux étaient des deux côtés les mêmes ; mais là n’était pas l’égalité, car bien souvent, sous l’empire, nos flottes s’étaient rencontrées avec celles de l’Angleterre aussi fortes, ou même plus fortes par le nombre, sans pour cela remporter la victoire. C’est que sous l’empire nous n’avions que des escadres improvisées, des officiers braves, mais la plupart ignorans, des canonniers étrangers à leur métier, avec des principes