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un magnifique spectacle s’offre à nos yeux : plus de trente grands navires de guerre, vaisseaux à trois ou à deux ponts et frégates, avec un nombre considérable de petits bâtimens, corvettes, bricks et bateaux à vapeur, débouchent en peloton du canal de Ténédos. Tous ces navires n’observent aucun ordre : on les voit groupés autour du pavillon du capitan-pacha, à peu près comme un goum arabe autour de ses drapeaux, ou bien encore comme les icoglans autour du sultan, lorsqu’il se rend à la mosquée. La brise est fraîche, la flotte a ses voiles blanches bien arrondies, et chaque navire trace sur l’eau d’un bleu éclatant un long sillon d’écume. Par momens un nuage, projetant son ombre sur une partie du tableau, produit un de ces merveilleux accidens de lumière si recherchés des peintres et si difficiles à reproduire. — Il n’y avait pas jusqu’à la fumée noire des bateaux à vapeur et aux pavillons couleur de sang, flottant aux mâts des vaisseaux, qui avaient leur effet dans cette scène, et lui donnaient une sorte d’empreinte sauvage. Et si l’œil se portait au fond du tableau, l’aspect morne et désolé des plages troyennes offrait un étrange contraste avec ce spectacle si vivant et si animé.

Le Vanguard vint passer tout près de nous, comme pour mieux nous montrer sa supériorité. C’était un beau vaisseau ; nos yeux jaloux n’y pouvaient trouver rien à critiquer. Il justifiait tout ce qu’il est possible d’attendre d’un peuple marin par excellence. Selon l’usage anglais, l’officier de quart était seul sur le pont avec quelques hommes. Le reste de l’équipage était en bas, et nous les voyions s’étouffer aux sabords des batteries pour nous regarder. Le commandant, vieillard à figure noble et respectable, se tenait sur son balcon ; il nous salua en passant. Peut-être nos yeux étaient-ils prévenus, mais nous crûmes voir dans ce salut une autre expression que celle de la cordialité, et mille souvenirs amers vinrent gonfler nos cœurs. Nous n’eûmes pas le temps de nous y appesantir ; d’autres objets attirèrent bientôt toute notre attention.

Notre vaisseau, hardiment conduit par son capitaine, M. Bruat, s’était lancé au milieu de la flotte turque, et y avait porté le plus grand désordre. Des navires, pour éviter notre rencontre, s’étaient jetés les uns à droite, les autres à gauche. C’était une scène de confusion sans pareille, une de ces mêlées navales dont les tableaux de l’école hollandaise peuvent seuls donner une idée. Nous arrivons enfin au vaisseau du capitan-pacha, et l’Iéna s’arrête court, tout frémissant sous l’effort de sa voilure jetée en arrière, pendant que notre artillerie salue le pavillon ottoman. Le capitan-pacha ne pouvait s’y méprendre : avec toute la politesse possible, nous venions lui barrer le passage. Il fit signal à sa flotte de mettre en panne, et l’amiral Lalande s’embarqua aussitôt dans un léger canot pour se rendre à son bord. À peine quelques