Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travers les ruelles escarpées d’un misérable village turc, que l’on dirait accroché sur les flancs rocailleux du morne qui forme le cap. Ce village a été fondé par un vieux Turc nommé Baba. Il avait construit là, avec la jetée du port, un aqueduc et des fontaines : c’en était assez pour qu’une population assez nombreuse vînt s’y fixer. Le tombeau vénéré de Baba est enfermé dans une niche placée au sommet du cap, près d’une citadelle en ruines, dont l’entrée nous était invariablement refusée par un petit garçon assis entre deux piques plantées en terre. Il n’y avait pas deux promenades à faire. Aussi, lorsqu’on était arrivé au haut du village, on en redescendait par le même chemin, et l’on allait fumer une pipe dans un café turc, espèce de verandah perchée sur de hauts pilotis et adossée à un escarpement de rochers. La vue que l’on avait de là était magnifique : à nos pieds, le village avec ses maisons toutes blanches, puis la mer, puis les îles sans nombre de l’Archipel. Le café était toujours plein de ces nombreux oisifs que renferment toutes les villes turques, et pour qui un beau ciel et la contemplation silencieuse d’une grande nature ou d’un riant paysage valent mieux que toutes les agitations et les bruits de ce monde. La pipe fumée, on allait voir les fabriques de couteaux, seule industrie de l’endroit, et l’on riait tout bas de la simplicité primitive des procédés d’exécution, en même temps que de l’air grave et affairé des ouvriers, bons vieux Tures à longue barbe, lunettes sur le nez et la tête coiffée d’un énorme turban. Puis, l’heure de permission étant écoulée et les distractions du cap Baba épuisées, on regagnait le bord ; les vaisseaux s’éloignaient, et la journée d’études commençait.

Un marin a bien des choses à apprendre ; aussi les exercices étaient-ils très variés. Grâce à la ferme volonté des chefs, à l’ardeur des officiers et à la bonne volonté des équipages stimulée par l’émulation, grâce surtout au bon esprit dont tout le monde était animé et à la persuasion où l’on était que l’on passerait bientôt de l’apprentissage aux leçons vivantes, l’éducation de nos deux vaisseaux allait vite. Si quelques vieux officiers, n’ayant plus beaucoup d’illusions et devenus sceptiques et frondeurs avec l’âge, trouvaient la croisière longue et ennuyeuse, la jeunesse au contraire prenait un vif intérêt à ces manœuvres qui la faisaient passer chaque jour à travers les phases si diverses de la carrière qu’elle allait parcourir. Tous les soirs, quand la journée de travail était finie et la voilure des vaisseaux diminuée, comme il convient à un croiseur qu’aucune mission pressante n’appelle, on se réunissait sur la dunette, et là, pendant les belles nuits du Levant, au milieu d’une atmosphère tiède et embaumée des parfums qu’envoyait la côte