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ne différaient que par le talent. Une de leurs gloires a été l’intimité touchante qui n’a cessé de régner entre eux. Il faut se souvenir que quand Xavier, dans les premières années de sa carrière, envoyait timidement le manuscrit du Voyage autour de ma chambre à son frère en lui demandant son opinion, celui-ci lui renvoyait l’ouvrage tout imprimé. Depuis, Xavier de Maistre n’avait cessé de trouver en son illustre frère le conseil d’un goût sûr et droit qui lui profita plus d’une fois. Ce qu’il ne devait qu’à lui-même, c’est ce don du récit, cette grâce humoristique, cette simplicité d’émotion, cette facilité d’esprit, qui font survivre à travers toutes les vicissitudes littéraires le Voyage autour de ma chambre, le Lépreux de la cité d’Aoste, la Jeune Sibérienne. Bien qu’il écrivît dans notre langue, jamais homme ne fut moins mêlé que Xavier de Maistre à nos mouvemens littéraires. Qu’on observe cependant son influence : sa trace est visible dans la littérature contemporaine, mais à peine reconnaissable, tant l’inspiration est outrageusement défigurée. L’un des premiers, il a fait d’une infirmité physique un élément d’émotion et d’intérêt dans le Lépreux, — et voyez où le genre a abouti! Il a écrit le Voyage autour de ma chambre, et nous tombons au Voyage à ma fenêtre d’un amant malheureux du XVIIIe siècle ou au Voyage autour de ma maîtresse de nous ne savons quel esprit oiseux enclin à profaner les titres les plus charmans! Si on veut apercevoir la différence de l’originalité naturelle née du mélange de l’imagination et du bon sens avec l’originalité bizarre et factice, on peut lire les récentes nouvelles de M. Gozlan, l’Histoire des cent trente femmes, la Terre promise. M. Gozlan est une nature singulière de talent. Il craint de ne point être original, et il poursuit le paradoxe à toutes jambes. Il a peur de n’avoir point d’esprit ou de ne point paraître en avoir, et il s’efforce de le faire jaillir du cliquetis des mots. Il craint de n’avoir point de style, et il tombe dans une sorte d’affectation laborieuse qui ressemble à une gageure. S’il fallait, au reste, écrire une histoire de la décadence du roman contemporain, les nouvelles de M. Gozlan y trouveraient incontestablement leur place.

Pendant qu’il était à Paris il y a quelques années, Xavier de Maistre, dit-on, était préoccupé d’une idée singulière : c’est que notre langue avait dû changer. Il avait un peu raison sans doute, et ce qu’il disait de la langue pourrait également s’appliquer à l’esprit littéraire. Il est évident qu’il y a une manière toute française de saisir et de comprendre les choses qui tend à se perdre. Il y a des conditions de l’art littéraire dont on n’a plus l’instinct. Il y a une certaine précision de pensée et d’expression qui disparaît par degrés. Où cela est-il plus visible que dans la poésie? Suivez le mouvement poétique contemporain de décadence en décadence, d’imitation en imitation : on en vient aujourd’hui à mêler toutes les couleurs et toutes les inspirations, et à ne plus même écrire en français. L’un, M. Eugène de Stadler, écrit une pièce antique avec chœurs, le Bois de Daphné, qu’on serait fort empêché de rattacher à une tradition ou à une influence quelconque; ses vers ont assurément une originalité incontestable : ils sont dans une langue que nous ne connaissons pas. Un autre, l’auteur anonyme des Espérances, se promène dans la région du mysticisme panthéiste. L’esprit de vie, assure-t-il consciencieusement, est son inspiration, — ce qui est toujours quelque chose, faute d’autre esprit. L’ame et l’unité de son livre, c’est « l’immortalité de tout être et de toute chose,