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trident rouillé de Neptune ? Suis-je donc un paysan stupide qui se cache pour immoler à Pan une chèvre noire, ou un rhéteur opiniâtre qui se cramponne aux débris des autels tombés, et ne peut se persuader que les dieux qu’a chantés Homère et qu’a invoqués Démosthène ne soient pas des dieux ? Le sage n’est point ainsi, il voit sans regret mourir les superstitions antiques ; il ne rejette point le culte que ses contemporains ont embrassé ; il honore avec eux celui qui a mille noms et dont personne ne sait le nom véritable. Mais ce discours est bien sérieux, belle jeune fille ; que nous importent ces graves questions, ces sujets difficiles ? La vie est un songe rapide ; ne vaut-il pas mieux cueillir la fleur de notre jeunesse avant qu’elle ait fui sur l’aile des heures ?

Hilda l’interrompit et lui dit d’un ton grave et humble à la fois : — Je suis ton esclave ; ordonne-moi de me taire, et je vais retourner parmi mes compagnes filer en silence la laine de tes brebis. Puis elle ajouta avec un accent suppliant et inspiré : Veux-tu permettre à la pauvre Hilda de profiter de cette rencontre, ménagée sans doute par Dieu, pour te faire entendre une parole qui ne vient point d’elle, mais qu’elle a reçue pour la répandre à son tour, même sur toi, noble Lucius, toi que la naissance place si fort au-dessus d’elle, mais qu’elle voit en danger de se perdre, et qui mérites d’être sauvé ?

Hilda avait déposé près d’elle son fardeau ; debout au pied d’un chêne, le regard animé d’un feu divin, sa belle chevelure blonde dénouée à demi, les mains levées vers le ciel, au nom duquel elle allait parler, elle apparaissait à Lucius semblable à cette prêtresse, à cette pythie prophétique qu’il invoquait tout à l’heure ; il la trouvait merveilleusement belle ainsi.

— Oui, parle, lui dit-il avec un secret transport dont il s’étonnait et qu’il cherchait en vain à réprimer. Nous changeons de rôle, belle Hilda ; c’est moi qui suis le disciple et toi l’instituteur, ou plutôt tu es l’hiérophante qui va initier le profane aux mystères sacrés.

— Lucius, dit Hilda, j’ai grand’pitié de toi, car tu es malheureux.

Le jeune homme fit un mouvement de surprise.

— Oui, je sais bien que tu es le fils de l’opulent duumvir Secundinus, que tu es jeune, noble, beau, ajouta-t-elle en baissant légèrement la voix, et cependant, Lucius, je sais aussi que tu n’es pas heureux, car tu ne crois point.

— Et quel dieu t’a révélé, jeune fille, ce qui se passe en mon ame ? reprit Lucius avec un étonnement croissant et quelque impatience.

— Le livre qui ne ment point, répondit Hilda. N’ai-je pas lu dans ce livre : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité ? » — N’y ai-je pas lu encore : « Et j’ai dit à mon cœur : Je veux t’éprouver par la joie, je