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de lui une Sapho en bronze et une Sapho faite d’ivoire et d’argent. La dernière tentative n’est pas plus heureuse que les deux premières. La Sapho que nous avons vue cette année n’est qu’une figure habilement drapée, mais parfaitement insignifiante. Les deux bras offrent une ligne qui n’a rien de séduisant; les deux mains jointes sur le genou n’ont rien à démêler avec le désespoir. Quant aux vagues qui viennent baigner les pieds de l’amante désespérée, il faut pour les admirer une ignorance plus qu’ordinaire; il faut avoir oublié que Sapho. dédaignée par Phaon, se précipita dans la mer du haut de la roche de Leucade. Si la mer eût baigné ses pieds quand elle songeait à se défaire de la vie comme d’un fardeau importun, le repentir eût été facile: à quelques pas du rivage, Sapho aurait pu renoncer au suicide et oublier l’amour pour la gloire : le rocher de Leucade ne lui permettait pas d’abandonner la mort pour la vie. Son parti une fois pris, dès qu’elle essayait de le réaliser, il n’y avait pas de retour possible, et c’est là ce qui donne au suicide de Sapho un caractère désespéré. Le tableau de Gros, bien que théâtral, s’accorde du moins avec la nature du sujet. S’il manque de noblesse et de simplicité, il représente l’accomplissement d’une volonté irrévocable. On peut blâmer dans le tableau de Gros la physionomie de l’héroïne; on ne peut contester au peintre le mérite d’avoir respecté la tradition. Dans la Sapho de Pradier, je ne trouve rien de pareil : je ne vois dans cette figure qu’une femme ennuyée, aussi étrangère au désespoir qu’à la joie, La tête ne dément pas l’ennui exprimé par l’attitude. La Pénélope de M. Cavelier avait été couronnée deux ans de suite; Pradier a refait à sa manière la Pénélope de M. Cavelier, dont le modèle se trouve au musée du Capitole : c’est à ces termes très modestes que se réduit le triomphe de Sapho.

Ainsi, dans les sujets purement païens, Pradier n’a pas toujours montré une intelligence pleinement pénétrée de l’étendue de sa tâche. Plus d’une fois il a traité légèrement les thèmes qu’il avait choisis. Depuis les Grâces jusqu’à Sapho, depuis Atalante jusqu’à Prométhée, depuis Cyparisse jusqu’à Phidias, il lui est arrivé trop souvent de méconnaître la tradition et de l’offenser à son insu. Il ne comprenait pas le côté sérieux des légendes païennes, et croyait que la beauté matérielle suffit à l’expression de ces légendes. La visite silencieuse dont j’ai parlé tout à l’heure à propos de Phidias a dû lui prouver qu’il s’était trompé. Quant à moi, bien que je professe pour ses œuvres une admiration sincère, je ne puis m’empêcher de signaler tout ce qu’il y a d’incomplet et d’insuffisant dans les figures mêmes qui s’accordaient le mieux avec la nature de son goût et de ses études : c, est, à mon avis, la meilleure manière de prouver la sincérité de mon admiration.

Dans les sujets chrétiens, Pradier n’a rien fait qui mérite une étude