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figure ne réalise pas pour moi l’idéal créé par Eschyle, bien qu’elle manque de noblesse et n’exprime pas la protestation d’un esprit hardi et dévoué contre la tyrannie de Jupiter, je reconnais volontiers qu’il y a dans ce morceau un talent de premier ordre. Il demeure bien entendu que je parle de l’exécution seulement. Les membres frémissent sous l’étreinte des chaînes ; les muscles des cuisses et des bras se contractent sous l’action de la colère. Par malheur, autant le corps est éloquent, autant le visage est muet. Ici nous retrouvons la doctrine de Pradier dans toute sa crudité. La tête pour lui n’était qu’un accessoire, et dans son Prométhée il l’a bien prouvé ; le torse et les membres expriment le sujet ; la tête seule ne dit rien, et ne semble pas prendre part aux douleurs du personnage. Pour tous ceux qui ont lu Eschyle, c’est un parti singulier, et que rien ne peut excuser. Il est évident que Pradier, malgré ses prétentions à l’intelligence des symboles de la mythologie, n’avait jamais lu Eschyle avec fruit, c’est-à-dire n’avait jamais médité après l’avoir lu ; car, s’il eût médité, il n’eût jamais donné à Prométhée l’expression vulgaire qui gâte toute sa composition. Son Prométhée n’est rien de plus qu’un homme vigoureux garrotté sur un rocher. Quant à trouver dans cette figure le personnage immortalisé par Eschyle, j’y renonce. Pradier n’aimait pas assez les idées sérieuses pour se nourrir de la lecture d’Eschyle. Sophocle même ne lui convenait pas. Euripide seul s’accordait avec ses habitudes. Aussi je ne m’étonne pas qu’il ait échoué en traitant le sujet si difficile de Prométhée, car, pour traiter un pareil sujet, il faut s’élever au-dessus des impressions quotidiennes. Contracter habilement le deltoïde et le biceps, c’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas assez pour trouver dans le marbre la figure de Prométhée. Pradier ne paraît pas même avoir entrevu la difficulté de la tâche qu’il s’était proposée. Son Prométhée n’accuse pas l’effort ; c’est une œuvre incomplète mais spontanée. Ce n’est pas le héros d’Eschyle, c’est un athlète garrotté qui se débat sous l’étreinte des chaînes, et le sujet réduit à ces proportions mériterait les plus grands éloges. Il n’y a pas, en effet, une partie du corps qui ne révèle une science profonde. Si ce n’est pas la personnification du type célébré par Eschyle, c’est du moins un homme énergique, le torse et les membres sont rendus avec une habileté rare, et j’aurais mauvaise grâce à ne pas louer l’exécution de cette figure.

Quant au Phidias, il mérite assurément les plus grands éloges, si l’on veut consentir à oublier le sujet. Toutes les parties de cette figure sont traitées avec un soin capable de désespérer les artistes rompus depuis long-temps à toutes les ruses de leur métier. Pour peu qu’on se souvienne du sujet, l’admiration décroît singulièrement. Quand on pense qu’il s’agissait de représenter l’ami de Périclès et d’Ictinus, le