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verrons apparaître des confesseurs et des martyrs de la liberté. Déjà perce chez tous les esprits élevés ce sentiment de dédain et de colère contre les multitudes et les faux jugemens de l’opinion publique. Tout ce qu’il y a d’aristocratique dans la nature humaine se révolte contre la domination des masses et leur refuse le droit de lui commander; mais à leur tour les multitudes répondent à l’individu qu’elles sont forcées de se défendre, et qu’il arrivera malheur à ceux qui ne se soumettront pas à leurs arrêts. On peut déjà compter le nombre de ces victimes et de ces martyrs singuliers. Nous ne citerons que les intraitables mormons chassés d’état en état et forcés de se retirer au sein du désert après avoir vu leur chef massacré, et le brave Lovejoy traqué comme une bête fauve, puis assassiné dans le sud pour avoir voulu prêcher contre l’esclavage. Cette tyrannie ne s’exerce pas toujours d’une manière aussi directe; elle se contente parfois de proscrire et de faire le vide autour de l’individu en révolte contre elle; le pauvre conteur Edgar Poe fut, dit-on, une des victimes de ce sourd despotisme. Malheur à l’individu qui s’avise d’avoir d’autres idées que les idées admises, qui portera dans la société un autre esprit que l’esprit de cette société, qui s’avisera d’avoir d’autres vices que les vices des multitudes!

Cette liberté individuelle non réglée engendre tout ce que les Américains ont de bonnes et de mauvaises qualités, l’énergie, la confiance en soi, la ruse, la curiosité. De même que l’opinion publique lutte contre l’individu, l’individu, à son tour, lutte contre l’opinion publique, et comme la lutte serait naturellement inégale, il se garde bien d’affronter ouvertement cette puissance absolue; il use de moyens détournés, il interroge, il espionne, il ruse, il tâte le terrain sur lequel il doit s’engager. Aussi rien n’est-il importun, au dire de tous les voyageurs, comme la curiosité américaine. Cette curiosité ne provient pas, comme la nôtre, d’un amour des nouveautés, des habitudes sociales, de la vivacité de l’imagination; elle ne porte pas sur des choses d’un intérêt général et neutre, sur les affaires politiques, sur la littérature ou sur l’histoire des personnes absentes. Ce n’est ni de la vivacité d’esprit, ni de la médisance comme chez nous. Non, cette curiosité est directe, brutale; elle s’adresse à la personne présente, espionne ses goûts, tâte son caractère. Parmi toutes les anecdotes que nous racontent les nouveaux voyageurs, nous en prenons une au hasard, qui fera juger de la ténacité et de l’infatigable obstination de cette curiosité d’un nouveau genre. A la Jamaïque, M. Henri Coke, occupé à digérer son dîner et à faire ses préparatifs de départ, rencontre un Yankee dans une salle d’auberge. « Bonjour, monsieur, bonjour, commença-t-il en me regardant de la tête aux pieds avec un regard calculateur (calculating glance), vous venez d’Amérique, je présume? — Non, monsieur, non. — Vous êtes récemment arrivé dans ce pays-ci, monsieur?