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vides ; heureusement qu’une fois établi, il n’a plus besoin, pour vivre, que d’énergie et de bonne volonté. Ces épargnes, ces petites fortunes que dépensent les émigrans ou qu’ils apportent aux États-Unis sont donc, pour l’Amérique, un capital acquis sans fatigues, sans frais aucuns, un bénéfice net ; l’Amérique est pour ainsi dire la légataire universelle de tous les pauvres de l’Europe, et, non contente de bénéficier ainsi des ressources des émigrans, elle trouve encore le moyen de s’enrichir à leurs dépens, en spéculant sur leur travail et en exerçant une foule de petites industries que l’on qualifierait chez nous du nom d’usure. M. Cunynghame en cite quelques exemples trop curieux pour n’être pas rapportés. À Chicago, le voyageur rencontra un spéculateur qui avait fait sa fortune en prêtant aux fermiers d’alentour à 1 pour 100 par mois, et encore n’avançait-il pas de l’argent, mais du papier, c’est-à-dire son propre crédit. Quelquefois l’emprunt se fait de la manière suivante : un cultivateur, un émigrant a entre les mains une somme suffisante pour affermer une terre, mais non pour l’acheter ; un Yankee rapace et habile se présente et achète cinquante acres de prairie au gouvernement pour la somme de 62 dollars et demi ; puis il vend la terre à ce même cultivateur, qui s’engage par contrat à la lui payer, au bout de trois ans, au prix de 2 dollars et demi l’acre, ce qui, comme on le voit, représente pour le prêteur un assez beau bénéfice. Si tout va bien, l’emprunteur se rachètera ; mais, s’il lui arrive par malheur un accident, il aura perdu son temps, son travail, les capitaux qu’il aura employés en constructions et en défrichemens. Quant au prêteur, il ne peut manquer de faire de beaux bénéfices : si l’emprunteur le paie, son capital se trouve avoir été placé au taux honnête et productif de 30 pour 100 ; s’il ne le paie pas, il garde la terre et il se trouve par conséquent propriétaire, pour une somme insignifiante, d’une ferme bien bâtie, bien cultivée, en plein rapport, au lieu d’une terre inculte et sauvage qu’il avait achetée. Ces sortes d’emprunts, excellons pour les Américains au courant de toutes les finesses de leurs concitoyens, sont mortels pour l’émigrant ; plus d’un s’y laisse prendre néanmoins, et s’y ruine sans autre avantage que d’avoir travaillé pour ses nouveaux compatriotes et de les avoir aidés à s’enrichir.

Nous n’abandonnerons pas ce sujet si intéressant de l’émigration sans signaler un phénomène extrêmement curieux, et qui influe profondément sur les relations entre les deux sexes, sur le mariage et la société civile. Qu’on veuille bien ne pas sourire et se rappeler que, dans les choses les plus sérieuses comme dans les plus futiles, il y a toujours, en Amérique, une veine comique qui s’introduit bon gré mal gré. Ici nous laisserons M. Johnston exposer dans son langage d’économiste ce fait singulier. « Depuis deux cents ans, un courant d’émigration plus ou moins puissant, composé en grande partie