Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profondément devant le curé : tous deux échangèrent en tagal quelques mots que je ne pus comprendre. J’essayai cependant d’interpréter leur pantomime : il me sembla que le gobernadorcillo remettait au padre l’insigne de ses fonctions, le baston qu’il avait rapporté de Batangas. Il me parut aussi que cette canne ne demeura que quelques secondes entre les mains du curé, mais qu’elle y était restée assez long-temps pour qu’on pût voir dans cette cérémonie comme une seconde investiture que n’avait pas prévue le code des Indes.

Le padre Celestino cachait quelque chose de la philosophie de Démocrite sous sa soutane de prêtre. Il congédia le corps municipal d’un air doucement railleur, et le gobernadorcillo s’en fut au son des violons rejoindre sa famille et partager avec elle ses honneurs. Aux Philippines, ce n’est point quand il se marie, c’est quand il devient capitan ou teniente que Gamache ne met plus de bornes à ses profusions. Toute la journée, le village fut en liesse : on dansait chez le gobernadorcillo, on buvait de la tuba chez les alguaciles. Nous descendîmes jusque sur le port, traversant de longues rues où de tous côtés on n’entendait que violons et guitares, cris de joie et chants d’amour. C’était le bonheur de l’Arcadie, la gaieté des chèvres qui ont brouté le cytise. Les Indiens ne béniront jamais assez le jour qui donna les Philippines à l’Espagne.

Nous quittâmes le village de Taal pour nous rendre à Bauan. Une population de trente-quatre mille âmes a contribué à la splendeur du nouveau couvent, qui nous reçut dans son enceinte. La dévotion des Tagals n’en avait point encore posé la dernière pierre. La blancheur, l’exquise propreté de ce riant édifice contrastaient avec le caractère sombre, avec l’apparence refrognée du vieux cloître dans lequel nous étions entrés la veille. Le padre Manuel del Arco est cité par les hérétiques mêmes de Manille comme un des hommes les plus aimables et les plus gracieux que l’on puisse trouver aux Philippines. On ne saurait en effet imaginer une physionomie plus douce et plus avenante que celle qui nous accueillit à l’entrée du couvent de Bauan. Malheureusement nous étions, suivant l’expression du padre Celestino, muy apurados[1], et nous dûmes résister à tous les efforts que fit le padre Manuel pour nous retenir. Une voiture fut mise par sa bienveillance à notre disposition, le postillon tagal enfourcha son poney, et nous roulâmes vers Batangas.

Si nous n’eussions parcouru dans l’île de Luçon que la route de Taal à Batangas, nous n’aurions pu manquer de nous faire une idée fort exagérée de la prospérité des Philippines. Une campagne admirablement cultivée, des chemins sans une seule ornière, des habitans bien vêtus, doux, affables, mettant un genou en terre dès que passait notre

  1. Pauvres, gênés par le temps.